Ayse Danisoglu : « Sous l’AKP, les droits des Turques régressent »
Pour Ayse Danisoglu, députée CHP d’Istanbul (centre gauche, principal parti d’opposition), l’AKP, au pouvoir depuis douze ans en Turquie, est responsable de la dégradation des droits des femmes et de l’augmentation vertigineuse des violences à leur encontre. Elle s’en explique à J.A.
Vie de couple, sexualité, procréation, égalité homme-femme, accès au marché du travail, représentation en politique… Depuis des mois, les dirigeants de l’AKP, le parti islamo-conservateur qui dirige la Turquie depuis douze ans, se prononcent de plus en plus souvent sur ces questions, au nom d’une certaine morale. Se mêlent-ils de ce qui ne les regarde pas ? Une large frange de la population, essentiellement urbaine et jeune, dénonce une immixtion croissante du gouvernement dans la sphère privée. Et fustige son bilan en matière de droits des femmes. Entre 2002 (date à laquelle l’AKP a pris le pouvoir) et 2009, les violences à leur encontre ont crû de 1 400%, selon le ministère turc de la Justice (bien que le chiffre pris pour base de départ ait sans doute été très sous-évalué). Les explications d’Ayse Danisoglu, députée d’Istanbul et membre du principal parti d’opposition, le CHP (centre gauche).
Jeune Afrique : Les droits des femmes ont-ils progressé ou, au contraire, régressé depuis que l’AKP dirige la Turquie ?
Ayse Danisoglu : Depuis que l’AKP a pris le pouvoir en novembre 2002, sa politique n’est aucunement fondée sur la promotion des femmes. Résultat : leurs droits ont régressé. Leur participation à la vie politique, économique et sociale est très limitée. Sous-représentées dans les études supérieures, les femmes n’ont pas un accès équitable au marché de l’emploi et les actes de violence à leur encontre ne cessent de croître. Pour surmonter ces carences, nous devons révolutionner les mentalités.
L’AKP fait passer les femmes après la famille.
Des conventions internationales, comme la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence conjugale (dite convention d’Istanbul), ont été signées et ratifiées par le Parlement turc. Malgré l’adoption de ces conventions et de lois nationales, la faiblesse de nos mécanismes de prévention fait que, chaque jour, des femmes sont assassinées ou blessées en Turquie, la plupart par leur mari, ex-mari ou petit ami.
L’AKP fait passer les femmes après la famille. Pour ce parti, ces deux notions sont inséparables et la femme n’a pas d’existence propre en dehors de la cellule familiale. Le "renforcement de la famille" étant la priorité du gouvernement en matière sociale, la notion de "famille turque" est par conséquent au centre de son discours et des lois qu’il fait adopter.
L’attribution d’un caractère sacré à la famille, la tendance à considérer celle-ci – et non les individus – comme un acteur essentiel de la société sont devenus l’alpha et l’oméga du pouvoir en matière sociale, au détriment du droit des femmes et des enfants.
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Bülent Arinç, le vice-Premier ministre, déclare que les femmes ne devraient pas rire en public afin de "conserver leur décence". Le ministre de la Santé leur suggère de se consacrer à leur "métier de mère" plutôt que de mener une carrière professionnelle. Recep Tayyip Erdogan, le président, estime que "la femme n’est naturellement pas l’égale de l’homme"… Ce type de propos, qui se multiplient depuis des mois, vous surprennent-ils ?
En matière d’accès à l’emploi, l’AKP insiste très fréquemment sur la différence entre les sexes. Lancé par Recep Tayyip Erdogan, ce discours ségrégationniste est souvent repris par les élites dirigeantes. Les racines conservatrices et l’organisation patriarcale de l’AKP expliquent que ce gouvernement s’en prenne à l’égalité homme-femme. Son but est de contrôler les femmes dans la société. Les propos d’Erdogan, d’Arinç et d’autres ministres, qui s’inscrivent dans cette ligne de pensée, ne sont donc pas surprenants.
Les violences faites aux femmes ont augmenté de 1 400% entre 2002 et 2009, en Turquie. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Il ne s’agit pas d’un problème isolé, mais d’un phénomène contre lequel nous devons lutter dans le cadre d’une politique d’ensemble. Contrairement à ce que prétend le gouvernement, les cas de violence augmentent chaque jour. Les femmes ne sont pas considérées comme des personnes à part entière, mais comme des membres de la famille, chargés de prendre soin des enfants et de la parentèle âgée. Elles n’ont pas un accès équitable au marché de l’emploi, et il leur est quasi impossible d’y accéder et/ou de briser le fameux "plafond de verre". Les problèmes auxquels elles sont confrontées sont tous liés et doivent être résolus selon une approche globale.
Les cas de violence augmentent chaque jour.
Les Turques sont-elles suffisamment présentes sur le marché du travail et représentées en politique ?
L’AKP est un parti à la fois néolibéral et néoconservateur. Cependant, dès lors qu’il est question de l’accès des femmes au marché du travail ou de leur promotion professionnelle, ses tendances conservatrices l’emportent. Élever une fratrie tout en travaillant ne va pas de soi, car le gouvernement ne procure pas d’infrastructures pour la garde des enfants. Les femmes ne sont que 29% à travailler, et le plafond de verre les empêche d’accéder à des fonctions à responsabilité.
Même constat dans la vie politique : le nombre de députées est limité : 77 sur 535 députés, soit 14,3% du total. En outre, seulement un ministère sur 21 est dirigé par une femme, de surcroît ministre de la Famille et des Affaires sociales. Afin de surmonter ce problème, mon parti, le CHP, impose un quota de 33% afin d’assurer une meilleure représentation des femmes en politique.
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Quelles sont les propositions de votre parti, le CHP, en vue d’améliorer la condition féminine ?
Le CHP travaille activement à cette question comme à celle des droits de l’homme en général. En tant que députés, nous avons présenté plusieurs propositions de lois et interpellé le gouvernement afin de pallier les lacunes dans des domaines qui concernent les femmes, les enfants et les personnes âgées : emploi des femmes, lutte contre les violences conjugales, centres d’hébergement pour femmes battues, garderies d’enfants, travail des enfants, etc. Nos propositions ont été rejetées par les députés de l’AKP, et la plupart des questions que nous avons adressées aux ministres sont restées sans réponse. Nous avons notamment proposé qu’un cours sur les droits de l’homme et les droits de la femme soit inclus dans les programmes des écoles primaires et secondaires.
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Propos recueillis par Joséphine Dedet
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