Tunisie : pourquoi le Sud a choisi Marzouki à la présidentielle

Négligés depuis l’indépendance par le pouvoir central, les électeurs tunisiens du Sud ont massivement voté pour le président sortant, perçu comme l’homme de la vraie rupture avec le passé. Reportage.

Soutien à Marzouki, à Médenine. © Yassine Gaidi / ANADOLU AGENCY

Soutien à Marzouki, à Médenine. © Yassine Gaidi / ANADOLU AGENCY

Publié le 29 janvier 2015 Lecture : 6 minutes.

Dès l’annonce de la victoire de Béji Caïd Essebsi au second tour de l’élection présidentielle, le 21 décembre dernier, de violentes manifestations embrasent le sud de la Tunisie. Les protestataires, qui ont tous voté pour Moncef Marzouki (70,62 % des suffrages à Kébili et 67,81 % à Gabès), refusent d’admettre la défaite du chef de l’État sortant et mettent en doute la régularité du scrutin.

Trois jours durant, jusqu’à l’annonce officielle des résultats, les propos enflammés des pro-Marzouki entretiennent la tension et font craindre une propagation des troubles à d’autres gouvernorats. Une semaine plus tard, Kébili ne porte plus les stigmates des émeutes, hormis quelques traces d’incendie, déjà estompées par la fine poussière de sable qui a fini par tout recouvrir. Mais le mécontentement est toujours là.

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"Bien que sa famille soit originaire de la ville voisine, Douz, Marzouki ne bénéficie pas d’une grosse cote d’amour, mais ses positions à la fois conservatrices, panarabistes et révolutionnaires ont comblé un vide, explique le syndicaliste Lakhdar Ammar. Depuis 2011, aucun homme politique ne s’est adressé aux gens du Sud, aucun média ne s’est penché sur nos problèmes. Le discours a été bien en deçà des enjeux, sans oublier que, sous le couvert de la liberté d’expression, certains propos ont parfois été irresponsables. Finalement, le vote a exprimé la colère plus que la conviction."

Sur le marché de Kébili, certains reconnaissent avoir voté contre Béji Caïd Essebsi parce qu’ils le percevaient comme le représentant d’un système qui a dédaigné le développement local ; d’autres affirment avoir été troublés, pendant l’entre-deux-tours, par l’instrumentalisation de propos prêtés au nouveau chef de l’État – mais qu’il n’a pas tenus – et dans lesquels il aurait fait une distinction entre la Tunisie du Nord, celle du Sud et celle du Centre.

Mais le vote du Sud ne traduit pas seulement le désespoir ou l’orgueil blessé de laissés-pour-compte. Tous ont interprété le choix du parti islamiste Ennahdha de ne pas soutenir un candidat comme une invitation à voter Marzouki. "Cela n’était pas explicite mais bel et bien sous-entendu", commente un épicier de Souk el-Ahad, commune profondément conservatrice.

Mais Fahem, un jeune agronome, s’agace de ce qu’il considère comme des clichés : "Il n’y a pas de Jenoubistan [jenoub, "sud", en arabe], contrairement à ce qu’a suggéré un homme politique. Nous ne sommes pas plus conservateurs et ne produisons pas plus d’extrémistes qu’ailleurs. Les résultats des législatives montrent bien la diversité de nos orientations politiques, mais aussi notre pluralité ; il n’y a pas un Sud mais des Sud. Le chômage des jeunes et l’absence d’investissements frappent tout autant Gafsa, Tozeur, Médenine, Tataouine ou Gabès, mais chacune de ces villes a ses spécificités, qui pourraient être un moteur de développement."

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La fracture Nord-Sud

Cet amalgame résulte d’abord d’une réalité historique ; les autorités coloniales avaient fait du Sud dans son ensemble une zone militaire, laquelle deviendra une poche de résistance avec l’émergence, au début du XXe siècle, du mouvement fellaga, dont certaines figures marquantes sont passées à la postérité comme Mohamed Daghbaji, Lazhar Chraïti, Mosbah Jarbou et Sassi Lassoued. Durant la lutte pour l’indépendance, les disparités régionales sont mises entre parenthèses, mais l’installation d’un pouvoir central fort et, surtout, la crainte de Bourguiba de voir ses alliés d’hier, dont les partisans de Salah Ben Youssef, devenir une puissante force d’opposition favorisent la fracture Nord-Sud, d’autant que bon nombre d’anciens fellagas seront exécutés pour leur implication dans des tentatives de coup d’État.

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Gabès et Kébili, des cités rivales

"L’expérience du collectivisme au début des années 1960 réussit brièvement à gommer les différences et les disparités, aussi bien tribales que locales, mais le pouvoir use de la stratégie du "diviser pour mieux régner" afin d’asseoir son autorité. En faisant de Gabès et de Kébili des cités rivales ou en les dressant contre Gafsa, le régime voulait prouver que les démons berbères dont parlait Bourguiba ne dormaient que d’un oeil, justifiant ainsi sa méfiance", analyse Lakhdar Ammar. Le poids des tribus reste important ; les Ghlisset el-Guidara et les Kouaamen s’affrontent régulièrement pour s’assurer une certaine influence dans la région et, surtout, une mainmise sur des terres qu’ils estiment être l’héritage de leurs ancêtres.

Au quotidien, entre l’oasis et le chott, Kébili se morfond. Lors de l’insurrection de 2011, elle est la ville qui a subi le moins de pillages. Les casseurs étaient souvent des démunis avides de réaliser leurs désirs ; "enfin je te vois, tu ne m’es apparue qu’en rêve, ma jolie", chantonnait l’un d’entre eux après avoir chapardé une bouteille de whisky. Malgré l’émergence du conservatisme, les hommes du cru entretiennent une solide réputation de bons vivants et ne rechignent pas à consommer le vin de palme local, le legmi. Mais Kébili n’est qu’un carrefour qui voit passer les touristes attirés par les dunes de Douz ou les palmeraies de Nefta et de Tozeur.

La ville peine à diversifier son agriculture, vivote de l’élevage et ne perçoit que peu de retombées de la contrebande contrôlée par des réseaux de Médenine et de Ben Guerdane. Beaucoup s’insurgent face à un avenir et à un présent incertains. Ils demandent que leurs propositions soient prises en compte dans les programmes de développement, mais certains redoutent que la décentralisation prévue dans la Constitution ne favorise la corruption en l’absence d’une autorité d’encadrement. À les entendre, il est inutile de chercher des solutions au chômage, à l’exode rural, à l’absence d’investissements tant que ne sera pas résolu au préalable le problème de l’eau. C’est la priorité pour Kébili.

"Sans eau, pas d’emploi", assènent les habitants, qui souhaitent la création d’un grand périmètre irrigué pour relancer les activités de l’oasis et y adjoindre un réseau de sous-traitance pour la fabrication in situ de citernes. Mais ils s’affligent des investissements improductifs, comme le canal de 40 km vers Souk el-Ahad, définitivement asséché faute d’une exploitation rationnelle de la nappe phréatique. "Des milliards coulés dans du béton pour rien", s’indigne un agriculteur de l’oasis de Mansoura qui souligne que le morcellement et la mauvaise répartition des terres empêchent également d’élever le seuil de productivité.

Dans la région, certains dénoncent l’octroi de 60 ha au groupe Boujbel, qui a suffisamment d’assise financière pour accéder à l’eau, alors qu’un sondage, qui revient à quelque 7 000 euros, est hors de portée pour les petits exploitants. D’autres appellent à dimensionner les projets. "On touche à l’absurde. La production d’énergie par panneaux solaires consomme beaucoup trop d’eau, tout comme la création d’un parcours de golf à Tozeur. C’est du gaspillage", renchérit un technicien de l’Office national de l’assainissement (Onas).

Ce contexte difficile n’est pourtant pas un obstacle à l’innovation. Jezia Lahmar a ainsi créé des produits dérivés de la datte qui connaissent un grand succès au Moyen-Orient. Mais cette réussite est une exception, d’autant que les projets manquent cruellement de moyens. "Tout est à revoir, surtout les mentalités. On a besoin de responsables expérimentés et non de carriéristes. Ils pourront apporter des retouches et rétablir la confiance", assure Jihane, une institutrice de Bichri, qui dénonce l’absence de discours citoyen et la propension à user et abuser à titre personnel de rizk el-bilik, les biens publics. Comme elle, Kébili espère et attend depuis cinquante ans.

Il était une fois "la révolte du pain"

Le 29 décembre 1983, le souk hebdomadaire de Douz est en effervescence. Sans annonce préalable, l’État vient de réduire les subventions sur les produits céréaliers ; les prix de la semoule et de la farine flambent. Spontanément, le Sud se mobilise. C’est le début de "la révolte du pain". Des manifestations pacifiques sont aussitôt réprimées par les forces de l’ordre, qui tirent sur la foule. Sassi Ben Hadi, un jeune agriculteur, est abattu de deux balles et enterré de nuit sans que ses proches sachent pourquoi.

"L’État est responsable de la rancoeur de la jeunesse", explique alors l’opposant Ahmed Mestiri, tandis que les émeutes gagnent la capitale et paralysent le pays. La rue l’emporte : Bourguiba désavoue et annule les décisions de son gouvernement. "C’est une prise de conscience plus aiguë des disparités régionales et de l’existence de jeunes Tunisiens exclus du système éducatif et de la croissance", déclare le Premier ministre, Mohamed Mzali. Un diagnostic toujours d’actualité plus de trente ans après.

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