Algérie : l’illégitime défense des « auxiliaires » pendant la décennie noire

Pour la première fois, deux anciens miliciens antijihadistes vont être jugés en France pour des faits datant de la décennie noire. Enquête sur des auxiliaires aux méthodes inavouables.

Le cimetière de Sehanine, dans la région de Relizane, à 270 km d’Alger. © AFP

Le cimetière de Sehanine, dans la région de Relizane, à 270 km d’Alger. © AFP

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Publié le 27 janvier 2015 Lecture : 9 minutes.

Ils sont venus à minuit, le samedi 9 avril 1994, et ont violemment frappé à la porte du domicile des Azzi, à Jdiouia, petite commune de Relizane, à 300 km à l’ouest d’Alger. Ils sont quinze, dont trois habillés en civil, tous armés de kalachnikovs et bardés de grenades et de cartouchières. Ils ne fouillent pas la maison, mais demandent à voir Mohamed, le père, qui se présente à eux. Quand un militaire se saisit de sa carte d’identité, Mme Azzi devine rapidement ce qui attend son époux. "Ne me le tuez pas", hurle-t-elle avant de s’évanouir. Une voix lui répond : "Nous ne sommes pas des tueurs."

Ensuite, tout va se passer très vite. Le groupe d’hommes embarque le malheureux et disparaît dans la nuit noire. Fethi Azzi, le fils, 16 ans, tente alors de les suivre en voiture, mais les ravisseurs avaient pris soin de crever les pneus du véhicule. Le lendemain, l’adolescent se rend à la gendarmerie pour signaler l’enlèvement. Le chef de brigade le toise du regard et lui lance : "Sors de là, fils de terroriste !" Fethi ne reverra plus jamais son père. Disparu, mort sans sépulture. "Depuis la disparition de mon père, je ne suis plus un être humain, dira-t-il au juge instructeur. Je trime jour et nuit pour nourrir ma famille. Chez nous, c’est l’enfer. Je veux que justice soit faite."

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Vingt ans après cette nuit funeste, d’autres proches de victimes nourrissent enfin l’espoir de connaître la vérité sur le sort de leurs pères ou frères, et d’obtenir réparation. Le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Nîmes, dans le sud de la France, a en effet délivré, à la fin de décembre dernier, onze ans après le dépôt d’une plainte par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), une ordonnance de mise en accusation à l’encontre d’Abdelkader Mohamed et de Hocine Mohamed, alias Adda, deux des présumés ravisseurs de Mohamed Azzi, et de plusieurs autres personnes. Membres des milices qui avaient combattu les Groupes islamiques armés (GIA) durant la décennie 1990 dans la région de Relizane, les deux frères, respectivement âgés de 47 et de 54 ans, sont poursuivis pour "tortures et actes de barbarie" commis entre 1994 et 1997.

Selon l’acte d’accusation, les deux hommes sont responsables de la disparition forcée d’au moins six personnes au cours de la période indiquée. Les milices auxquelles ils appartenaient, constituées d’environ 450 hommes, dont une soixantaine réputés extrêmement violents, seraient derrière plus de cent exécutions sommaires, ainsi que de 200 cas de disparition dans la région de Relizane. Si la date de son ouverture n’a pas encore été fixée – il aura lieu probablement avant la fin de l’année -, ce procès de la "sale guerre" impliquant deux supplétifs de l’armée algérienne sent le soufre.

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Torture et barbarie

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Relizane, 1994, deux ans après le début de la guerre civile, consécutive à l’interruption du processus électoral après la large victoire des islamistes du Front islamique du salut (FIS) aux législatives de décembre 1991. Dans cette région agricole de l’Ouest, les GIA, ainsi que la branche armée du FIS, l’Armée islamique du salut (AIS), font régner la terreur. Assassinats, massacres collectifs, viols, enlèvements… L’escalade dans l’horreur est telle que les autorités décident de constituer, comme presque partout ailleurs en Algérie, des Groupes de légitime défense (GLD), de patriotes ou de gardes communaux pour protéger les villageois. Parmi ces auxiliaires qui assistent les forces de sécurité dans la lutte contre le terrorisme, il y a la famille Mohamed.

Le père, Abed, était maire de la commune de Jdiouia. Son fils aîné, Abdelkader, officiait comme adjoint de Mohamed Fergane, maire de Relizane et puissant seigneur de guerre qui chapeautait toutes les milices locales, tandis que son autre fils, Hocine, exerçait les fonctions de président de la délégation exécutive communale (DEC) de H’Madna. Tous les trois dirigeaient des groupes de miliciens, participaient à la traque des terroristes, aux arrestations et aux accrochages. Abdelkader Mohamed ne s’en est pas caché devant les enquêteurs de la police judiciaire française : "En ma qualité de responsable de l’exécutif communal, j’ai, dans le contexte politique et l’état d’urgence dans lequel était plongé le pays, combattu les terroristes islamistes. Cela signifie que j’étais armé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nos adversaires ne se laissaient pas prendre. Après des échanges de tirs, soit ils étaient tués, soit ils se suicidaient. Généralement, les opérations se déroulaient le soir en dehors de la ville."

C’est une plongée dans les abîmes d’une guerre sans images.

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Devant le juge d’instruction, son frère, Hocine, qui assure avoir été victime de trois tentatives d’attentat, n’en dit pas moins. "Oui, j’ai participé à des opérations avec la gendarmerie et les militaires pour rechercher les terroristes, explique-t-il au magistrat. J’étais avec les autres gardes communaux, mais ce sont les soldats qui commandaient et arrêtaient les gens."

Les deux frères ont-ils, comme l’indique l’ordonnance, pris part à des exactions contre des civils, enlevé, torturé et fait disparaître des personnes durant ces années noires où régnaient la peur, la suspicion et la mort ? Ou sont-ils plutôt victimes de dénonciations calomnieuses émanant de "sympathisants directs ou indirects du FIS" ? Dans cette affaire, il n’y a pas de pièces à conviction ni de preuves matérielles. Seulement les témoignages circonstanciés des proches des victimes. C’est la parole des plaignants contre celle des bourreaux présumés. Plongée dans les abîmes d’une guerre sans images.

Samedi 25 mars 1995. Youcef Aoun, jeune handicapé, se repose chez lui après une journée harassante dans la boulangerie familiale de Relizane. Il est 22 heures quand une douzaine d’individus armés se présentent devant la porte du domicile familial. Ils ordonnent à Youcef, ainsi qu’à sa mère et à ses frères, de sortir à l’extérieur. Après quelques palabres, le groupe quitte les lieux avec Youcef à bord de l’un de ses véhicules. Le lendemain, son frère, El Habib, se rend au commissariat, pensant l’y trouver. Aucune trace de Youcef. Le soir, un policier lui apprend que deux corps ont été retrouvés à 25 km de la ville.

Arrivé à l’hôpital de Relizane pour identifier la dépouille de son frère, El Habib est glacé d’effroi à la vue du cadavre. Sa tête, décrira-t-il, était complètement retournée. Comme si "elle avait été écrasée dans un étau". Son corps portait une brûlure "de 20 cm de diamètre sur la poitrine". Aucun impact de balle. Parmi les hommes venus enlever son frère, El Habib Aoun désignera Mohamed Fergane, Abdelkader et Hocine Mohamed.

Lundi 17 avril 1995, 5 heures du matin. Adda Derkaoui, 47 ans, adjudant-chef de la gendarmerie à la retraite, dort à l’étage de sa maison, à Jdiouia. Une vingtaine d’hommes cagoulés, lourdement armés, se présentent devant la porte. Après avoir dérobé des effets personnels (bijoux, argent et divers documents), les assaillants conduisent Adda dans les locaux du Département du renseignement et de la sécurité (DRS) à Relizane. Il y restera vingt et un jours.

Pendant ses trois semaines de détention, il sera suspendu par les pieds et les mains, recevra des coups de barre de fer, subira le supplice de l’eau savonneuse, des décharges électriques et des simulations d’exécution. Ses tortionnaires veulent connaître les noms des terroristes et de leurs sympathisants qu’il avait connus ou croisés quand il exerçait ses fonctions de gendarme. Adda Derkaoui affirme avoir reconnu Hocine Mohamed, le chef des patriotes. Lundi 9 septembre 1996, El Hadj Abed Saidane, 47 ans, papote avec un voisin du village de H’Madna lorsque des individus armés le somment de prendre place dans une fourgonnette appartenant au parc communal. Il ne reviendra plus.

Quelques années plus tard, on découvre un charnier dans la commune de Sidi M’Hamed Benaouda, à quelques encablures de la garnison où avait été installée la milice de Mohamed Fergane. Dans le fatras des ossements, vêtements et divers objets recouverts de terre, son fils, Mohamed, reconnaît le pantalon de survêtement et la djellaba blanche que portait son père le jour de son enlèvement, ainsi qu’un briquet vert lui appartenant. Là encore, le jeune homme certifie que Mohamed Fergane ainsi qu’Abdelkader et Hocine Mohamed ont pris part à l’enlèvement.

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Ils démentent toute présence sur les lieux

Toutes ces accusations sont un tissu d’affabulations, rétorquent les deux prévenus, placés sous contrôle judiciaire entre avril 2004 et septembre 2013. Devant les inspecteurs de la police judiciaire, dans le bureau du magistrat instructeur ou face à des plaignants auxquels ils ont été confrontés, Abdelkader et Hocine Mohamed nient en bloc. S’ils admettent connaître certaines victimes et avoir pris connaissance de cas de disparition au moment où elles ont eu lieu, ils démentent toute présence sur les lieux des faits incriminés. "Je n’ai jamais constitué de milice, se défend Abdelkader. Je n’ai jamais participé ni incité certains membres de mon personnel à commettre des exactions contre la population civile."

En revanche, lui et son frère soutiennent l’existence d’un complot fomenté par certains membres de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH), ainsi que par d’anciens terroristes repentis ou sympathisants de la cause islamiste. "Si j’avais dû me venger sur un repenti, je me serais vengé sur celui qui a reconnu avoir tué mon frère [en avril 1995], explique de son côté Hocine Mohamed. Il est actuellement libre et vit entre Relizane et Mostaganem." Leur avocate, Khadija Aoudia, met en avant l’absence d’éléments à charge qui pourraient caractériser des crimes de torture et d’actes de barbarie. Du coup, elle conteste au tribunal de Nîmes le droit de juger cette affaire. Ce dernier ne l’entend pas de cette oreille.

Pour solder définitivement le dossier des milliers de personnes disparues, l’État a octroyé des indemnités à leurs familles en échange de l’abandon de toute poursuite.

C’est qu’en vertu de la convention internationale contre la torture fixée dans le code pénal en 1994 les autorités françaises ont pour obligation d’arrêter ou de juger toute personne se trouvant sur le territoire de l’Hexagone et susceptible d’avoir commis des actes de torture, quels que soient les endroits où ils ont été commis et la nationalité des victimes. C’est sur la base de cette convention, par exemple, que l’ex-lieutenant de l’armée mauritanienne Ely Ould Dah a été condamné par contumace en juillet 2005 par la cour d’assises du Gard à dix ans de prison pour torture ou actes de barbarie et complicité de crimes commis entre 1990 et 1991 lors d’affrontements interethniques en Mauritanie. En outre, les deux frères Mohamed ont acquis la nationalité française et résident avec leurs familles dans le sud de la France depuis plus de seize ans.

En Algérie, un tel procès est tout simplement impensable. La charte pour la paix et la réconciliation nationale, adoptée par référendum en septembre 2005, est censée avoir tourné la page de cette "tragédie nationale" qui a fait plus de 150 000 morts. Pour solder définitivement le dossier des personnes disparues – 7 144 selon un décompte officiel, plus de 15 000 selon certaines ONG -, l’État a octroyé des indemnités à leurs familles en échange de l’abandon de toute poursuite contre les membres des services de sécurité et leurs auxiliaires.

C’est pourquoi ce procès soulève incompréhension et indignation dans un pays où les séquelles de la décennie noire sont encore vives. Certains reprochent à la justice française de s’immiscer dans les affaires internes de l’Algérie, d’autres s’étranglent à l’idée que l’on puisse juger des hommes qui ont pris les armes pour défendre la patrie contre les terroristes. Fethi Azzi, aujourd’hui âgé de 37 ans, attend, lui, que toute la lumière soit faite sur la disparition de son père lors de cette funeste nuit d’avril 1994. Et que justice soit rendue.

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