Sénégal : Karim Wade et l’affaire du compte bancaire de Singapour
C’est la pièce maîtresse de l’accusation contre Karim Wade : un compte à Singapour crédité de 71 millions d’euros. L’ancien ministre sénégalais, jugé pour enrichissement illicite, dénonce un montage. Enquête.
"Chaque fois que je parle du compte de Singapour, je vois que la cour regarde ses babouches." Ce 25 septembre 2014, Karim Wade n’est pas avare d’ironie en s’adressant aux magistrats de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei). Pour lui comme pour l’accusation, l’affaire est d’importance.
Avec un solde créditeur estimé à près de 47 milliards de F CFA (71,6 millions d’euros), le compte bancaire que le fils de l’ancien président sénégalais est soupçonné de détenir clandestinement à Singapour – ce qu’il conteste – représente à lui seul 40 % du patrimoine présumé illicite de 178 millions d’euros qui lui est reproché. C’est pourquoi, au fil des audiences, Karim Wade se fend, à intervalles réguliers, de provocations verbales sur le sujet, au risque d’indisposer la cour.
>> Lire aussi : la déclaration choc de Karim Wade face à la Crei
Un compte bancaire domicilié à Singapour
C’est en avril 2014 que cette affaire dans l’affaire a débuté. Après un an d’enquête, les magistrats de la commission d’instruction, qui disposaient théoriquement de six mois pour mener à bien leur mission, se retrouvent acculés. Après avoir signifié une seconde mise en demeure à Karim Wade au mois d’octobre précédent, ce qui leur a permis d’obtenir un délai supplémentaire, ils sont désormais tenus de placer le suspect en liberté provisoire ou de le renvoyer en jugement avant le 17 avril 2014.
La veille du jour fatidique, les magistrats rédigent leur arrêt de renvoi. Mais, à la lecture de ce document de 87 pages, les avocats de Karim Wade découvrent, stupéfaits, qu’on impute à leur client la propriété d’un compte bancaire domicilié à Singapour, lequel présente un solde créditeur de 46,880 milliards de F CFA. "Nous n’avons pas été entendus sur cette accusation et nous n’avons pu fournir aucun élément pour la contredire puisque l’instruction était déjà close lorsque nous en avons pris connaissance", explique Me Seydou Diagne, qui y voit une violation manifeste des droits de la défense.
Comment cette découverte de dernière minute, susceptible de plomber définitivement la défense de l’ancien "ministre du ciel et de la terre", est-elle apparue dans la procédure ? Curieusement, la découverte du compte de Singapour n’est pas le fruit des investigations des magistrats. Elle émane de Papa Alboury Ndao, un simple expert-comptable ayant exercé pendant deux mois, à la demande de la Crei, la fonction d’administrateur provisoire de la société DP World Dakar SA.
Cette filiale sénégalaise du groupe portuaire Dubai Ports World (DPW) avait été considérée initialement comme la propriété déguisée de Karim Wade – une charge qui sera finalement abandonnée. À ce titre, elle avait été placée sous administration provisoire le 31 mai 2013. Le 7 août suivant, la commission d’instruction décidait de lever la mesure. Mais elle demandait à l’expert-comptable de "poursuivre [ses] investigations aux fins de découvrir les véritables bénéficiaires économiques du paiement des dividendes effectué par DP World Dakar SA", suspectant que Karim Wade pourrait bien en faire partie.
Rapport de Papa Alboury Ndao, l’expert comptable dont la cour a repris les conclusions, sans prendre le temps de les vérifier.
L’effet d’une bombe
Le 8 avril 2014, Papa Alboury Ndao remettait aux magistrats son rapport de synthèse, dans lequel il faisait état de découvertes surprenantes : au terme de ses "travaux d’investigation", il affirmait avoir procédé à l’"identification d’un compte ouvert à Singapour au nom de la société AHS GB, appartenant à 100 % à M. Karim Meïssa Wade et présentant un solde à octobre 2013 de 93 761 204 dollars US". Ndao ajoutait avoir retrouvé la trace de deux virements effectués début 2012 vers ce compte – domicilié dans l’agence singapourienne de l’Industrial & Commercial Bank of China Ltd (ICBC) -, pour un montant total de 12 millions d’euros.
La révélation, qui allait fuiter dans la presse sénégalaise dès le 15 avril, fait l’effet d’une bombe. Mais, dans la précipitation, aucun commentateur ne relève que celle-ci n’est étayée par aucun document bancaire. Malgré le volumineux tome d’annexes joint à son rapport de synthèse, Papa Alboury Ndao ne fournit aucun relevé de l’ICBC attestant de l’existence du compte dénommé Thunder2011, de son solde faramineux ni des mouvements qu’il prétend y avoir identifiés.
Tout aussi curieusement, la commission d’instruction de la Crei ne prendra pas la peine de lui demander des éclaircissements avant d’aller plus loin. Le compte à rebours est enclenché, le temps presse. Huit jours seulement après la rédaction du rapport de Papa Alboury Ndao, sans même avoir procédé à l’audition de l’expert-comptable ni de Karim Wade, les magistrats reprennent l’accusation à leur compte et incluent les 47 milliards du compte de Singapour dans leur arrêt de renvoi.
Pour la défense, l’heure de la contre-attaque a sonné. Dès la mi-avril 2014, les avocats de Karim Wade adressent une série de courriers à divers organismes internationaux, les mettant au défi de saisir le pactole présent sur le compte litigieux afin de le restituer à l’État sénégalais. Ils écrivent au représentant de la Banque mondiale au Sénégal, à Transparency International et au gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO).
Dans le même temps, ils mandatent Martin Kenney, un avocat spécialisé dans la fraude et le recouvrement d’actifs dans les paradis fiscaux, pour identifier les actionnaires de la société AHS GB, censée détenir le compte singapourien pour le compte de Karim Wade. Selon Papa Alboury Ndao, ce sigle correspond à African (ou Africa) Handling Service Guinée-Bissau, une société "domiciliée aux îles Vierges britanniques" (IVB). Mais selon l’attestation sous serment rédigée par Martin Kenney, qui a "interrogé la base de données en ligne de la Commission des services financiers du gouvernement des IVB" ainsi qu’une responsable du Registre des sociétés de l’archipel, Africa(n) Handling Service Guinée-Bissau "n’a jamais existé dans ce territoire".
>> Lire aussi : le procès de Karim Wade dans l’impasse
Pierre-Olivier Sur et Mohamed Seydou Diagne (ici le 31 juillet), deux des avocats de Karim Wade :
"les autorités sénégalaises ont fabriqué de faux documents pour accuser notre client." © Seyllou/AFP photo
"Le numéro de compte et le bénéficiaire n’existent pas"
Reste un dernier point à élucider : quid du compte à l’intitulé atypique (Thunder2011) dont l’expert-comptable sénégalais affirme connaître avec précision le solde et les mouvements, alors que Singapour est l’une des principales places fortes au monde en matière de secret bancaire ? Pour le savoir, plusieurs proches de Karim Wade demandent à leur banque de transférer vers ce compte la somme symbolique de 50 euros. Systématiquement, le virement est refusé. Motif ? "Thunder2011 n’est pas un numéro de compte valide", dixit le Crédit du Nord. "Le numéro de compte et le bénéficiaire n’existent pas", confirme la Citibank.
Face à un compte bancaire à l’intitulé possiblement fictif, détenu par une société inconnue au bataillon et en l’absence de tout document original venant confirmer la thèse de Papa Alboury Ndao, on comprend mieux pourquoi Karim Wade et ses avocats se montrent pressés de voir l’affaire singapourienne inscrite à l’ordre du jour des débats de la Crei. "Les autorités sénégalaises ont fabriqué de toutes pièces de faux documents pour accuser notre client, accuse Me Seydou Diagne. Il s’agit d’un très grave mensonge d’État." Ils devront pourtant prendre leur mal en patience. Car sur la liste fixant l’ordre de comparution des 97 témoins du procès de Karim Wade, Papa Alboury Ndao arrive en dernière position.
>> Lire aussi : le jour où le procès de Karim Wade a dérapé
L’arroseur arrosé ?
Avant même de faire l’objet des débats de la Crei, l’affaire du compte bancaire de Singapour pourrait bien livrer ses secrets lors d’un duel judiciaire secondaire devant le tribunal correctionnel. En avril 2014, Karim Wade a porté plainte contre Papa Alboury Ndao, l’expert-comptable du cabinet RMA Sénégal, pour "faux, usage de faux et tentative d’escroquerie à jugement", considérant que les informations bancaires livrées à la justice par ce dernier relevaient d’un montage. Plusieurs fois reporté, ce procès pourrait se tenir le 22 janvier si le président de la Crei, Henri Grégoire Diop, autorise l’extraction de Karim Wade, dont les avocats réclament qu’il puisse être présent à l’audience.
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