Christian Seignobos : « Boko Haram, c’est aussi l’expression d’un communautarisme »

Christian Seignobos est géographe et directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement (IRD, Paris). Auteur de plusieurs études sur la région du lac Tchad, il y a longuement vécu. Interview.

Capture d’écran d’une vidéo de Boko Haram, rendue publique en octobre 2014. © AP/SIPA

Capture d’écran d’une vidéo de Boko Haram, rendue publique en octobre 2014. © AP/SIPA

Publié le 4 août 2016 Lecture : 4 minutes.

Jeune Afrique : Peut-on dire aujourd’hui que le lac Tchad est un sanctuaire de Boko Haram ?

Christian Seignobos : Oui, on peut le dire et cette analyse est partagée par les états-majors régionaux engagés dans la lutte contre Boko Haram. Pour eux, les derniers épisodes de cette guerre se joueront sur le lac.

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Pour quelles raisons Boko Haram s’y est-il réfugié ?

Les habitants qui vivent du lac, les Buduma ou Yedima, ont toujours marqué une forte opposition à l’environnement extérieur. Il y a donc une réelle méfiance de ces populations envers les pouvoirs centraux, et inversement, des pouvoirs centraux envers ces populations. Autre phénomène notable : il y a dans cette zone, depuis des années, un bouillonnement religieux chez les pêcheurs, musulmans comme protestants. Quand Boko Haram décide d’aller sur le lac, ses chefs savent que des populations leur sont d’ores et déjà favorables, et que certains pêcheurs adhèrent au discours de Mohamed Yusuf [le fondateur de Boko Haram, NDLR]. Ils savent aussi que certaines de ces populations veulent reprendre leur vie d’avant, regagner les trafics qu’elles ont perdus quand les commerçants haoussas sont venus des villes dans les années 1980-90.

Les Buduma se sont sentis dépossédés de leur rôle et de leur pouvoir économique avec l’arrivée des Haoussas. Pour eux, Boko Haram est une opportunité

Il faut bien comprendre cela : Boko Haram n’est pas uniquement un phénomène religieux, c’est aussi l’expression d’un communautarisme. Les Buduma se sont sentis dépossédés de leur rôle et de leur pouvoir économique avec l’arrivée des Haoussas. Pour eux, Boko Haram est une opportunité. Enfin, les stratèges du groupe ont dû faire l’analyse qu’à partir des rives, on ne peut rien contre eux. Le lac, c’est une myriade d’îles, d’archipels, d’îlots-bancs… C’est un milieu que personne ne maîtrise, hormis les Buduma. Je mets au défi quiconque d’établir la toponymie du lac, car elle est en perpétuel mouvement.

Cela signifie que Boko Haram ne peut pas espérer y prospérer sans les Buduma…

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Oui. Tant que les émirs maintiennent de bonnes relations avec les maîtres de l’eau, qui savent exactement comment naviguer sur le lac – il y a d’ailleurs de fortes chances que les bases de Boko Haram soient des bases mouvantes – ce sera très difficile de les y déloger.

Boko Haram compte un autre allié, un nouveau venu dans la végétation de cette région : Prosopis juliflora. De quoi s’agit-il ?

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C’est un arbre venu d’Amérique qui a été cultivé dans la région de Diffa dans le but de stabiliser les dunes de sable. Cet arbre produit des gousses dont se nourrit le bétail. En effectuant leur transhumance, dans les années 1980, à l’époque où le lac était asséché, les bergers peuls ont sans le vouloir semé une formidable forêt de ces arbres. Depuis, l’eau est remontée, les racines ont été étouffées. Dans la cuvette nord, cette forêt morte au bois particulièrement résistant occupe une grande partie de la superficie totale. C’est un système de défense naturel redoutable.

Au milieu de l’année 2014, quand on a commencé à parler d’une coalition des armées de la sous-région, certains émirs de Boko Haram ont décidé d’organiser un exode vers le lac Tchad

Sait-on quand Boko Haram a pris la décision d’aller cultiver ce terreau ? Ils n’y étaient pas au début…

Non, ils étaient plus présents sur Diffa, dans la zone de la forêt de Sambissa, dans les plaines ouvertes ou dans les monts Mandara. Mais au milieu de l’année 2014, quand on a commencé à parler d’une coalition des armées de la sous-région, certains émirs de Boko Haram, prévoyant que ce ne serait pas simple, ont décidé d’organiser un exode vers le lac. Une partie de Boko Haram aurait décidé de rester du côté de Gwoza et de Sambissa. Mais les affidés les plus actifs semblent avoir pris la route du lac. Ils sont montés en réquisitionnant toutes les voitures qu’ils pouvaient. Puis ils ont fait sauter le verrou du lac en détruisant Baga Kawa.

C’était en janvier 2015. Une attaque terrible. Des dizaines, voire des centaines de morts. Pourquoi procèdent-ils à ce massacre ?

Tout converge vers ce port lacustre. Dans les années 70, ce port était avant tout peuplé de Kanuri, de quelques Kanembou et de Buduma, mais on trouvait très peu d’Haoussas. Au fil du temps, Baga Kawa est devenu une cité d’Haoussas, avec des grands commerçants, mais aussi des pêcheurs haoussaphones (qui ne sont pas forcément haoussa).

Donc détruire Baga Kawa, c’était lancer un message aux habitants du lac : « Finie la domination des Haoussas » ?

Finie aussi la domination des entrepreneurs venant des villes. C’était également une manière de répondre à une affaire précédente, quand l’armée nigériane avait rasé des quartiers de Baga Kawa et tué 200 personnes.

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