Théâtre : la misère affective du déraciné par Elise Chatauret
Dans Nous ne sommes pas seuls au monde, l’auteure et metteuse en scène Élise Chatauret évoque le déracinement affectif d’un exilé africain.
"Lorsque je suis petit garçon et que je rêve de l’avenir, je pense que réussir sa vie, c’est être blanc. Je regarde la télévision et je me dis que j’appartiens à un monde qui n’existe pas, que la vraie vie est de l’autre côté, au pays des Blancs." C’est sur ces mots cruels que s’ouvre le spectacle.
Sur la scène toute en longueur, nue, deux rangées de spectateurs se font face. Des dizaines de regards qui vont bientôt converger sur les deux seuls acteurs, un homme noir, qui vient de "là-bas" (le Sénégal, devine-t-on plus tard), et une femme blanche, bretonne. La pièce raconte leur rencontre, leur amour, sous le regard des autres, justement, mais aussi le difficile apprentissage de la tendresse pour l’homme, privé d’affection depuis son enfance.
"On parle souvent de misère sociale quand on évoque les populations immigrées… moins de la misère affective, qui est pourtant une réalité aussi dure", souligne Élise Chatauret, qui a écrit et mis en scène Nous ne sommes pas seuls au monde.
Formée au jeu théâtral et à la mise en scène dans des écoles parisiennes (École internationale de théâtre Jacques-Lecoq, Conservatoire national supérieur d’art dramatique), la jeune femme mène depuis près de cinq ans un travail de création en banlieue, notamment à La Courneuve (Seine-Saint-Denis). Cette Parisienne pur jus est venue chercher là une énergie, une possibilité d’invention…
Elle y a aussi découvert un rapport à la langue et aux racines, qui lui ont inspiré plusieurs pièces. "À La Courneuve, j’ai travaillé avec de jeunes comédiens âgés de 18 à 25 ans qui avaient des origines comoriennes, marocaines, turques, mauriciennes… Un petit échantillon des quelque 110 nationalités représentées dans la commune. J’ai eu le sentiment en discutant avec eux que la question du déracinement était omniprésente. Les gens qui sont là sont aussi d’ailleurs et ont souvent la sensation d’être coupés en deux. Ils vivent deux vies, ont deux langues, se comportent différemment chez eux, dans la rue ou à l’école… Et cette façon d’être toujours un peu étranger a résonné en moi, qui n’ai pourtant jamais vécu l’exil."
L’affection était bloquée
C’est sa rencontre avec une jeune femme d’origine sénégalaise qui donne le point de départ de la pièce. "Elle m’a parlé de parents durs, d’un amour qui n’était pas là, ce qui allait à l’encontre du cliché que j’avais d’une certaine tendresse dans les familles africaines, explique Élise Chatauret. À l’école, l’instituteur a demandé aux parents d’arrêter de parler wolof à leurs enfants. La parole était bloquée, mais aussi l’affection. Plus tard, cette femme a "réussi" dans la vie, fait des études, s’est épanouie dans son métier, mais elle gardait des blocages. Elle voulait un enfant avec un homme blanc, pour le sauver de la violence du regard des autres. Ce qu’elle m’a confié ne m’a finalement pas étonnée, je l’avais déjà senti en en parlant à d’autres, mais elle l’exprimait de manière si claire et brutale qu’elle a suscité en moi le besoin d’écrire cette pièce."
Sur scène, la parole de cette femme est devenue celle de l’homme noir. "On ne se touchait pas parce que ça ne se faisait pas […]. On ne savait pas comment on touchait ici, comment on devait toucher pour pas que ça se voie. On ne pouvait pas vous parler parce que la langue était souillée, mon fils, souillée, nous n’avons pas pu." Réussir à dire les non-dits, à exprimer l’inexprimable, c’est le défi réussi d’une pièce qui, à l’occasion d’une tournée dans la région parisienne, va délier bien des langues.
Nous ne sommes pas seuls au monde, du 29 au 31 janvier, Théâtre des deux rives (Charenton).
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