La guerre du sacré n’aura pas lieu
Dans les banlieues françaises ou à Casablanca, au Caire, à Islamabad ou à Tataouine, Charlie Hebdo n’a pas bonne presse. À cause, bien sûr, des caricatures du prophète de l’islam que cet hebdomadaire a choisi, à plusieurs reprises, de publier. Le carnage du 7 janvier n’a au fond rien changé. Les musulmans condamnent sincèrement le terrorisme jihadiste et la barbarie mais n’absolvent pas pour autant les satanés dessins.
Cette attitude contrastée, j’en ai personnellement pris la mesure quand, après le carnage, j’ai écrit en arabe sur un réseau social : "Je suis Charlie – Nous sommes tous Charlie." Aussitôt, avalanche de réactions. Quelques rares messages d’approbation, énormément de réserves, mais point d’insultes. Le même argument revient sans cesse : pourquoi Charlie Hebdo s’en est-il pris à notre prophète ?
Mais aussi la crainte manifeste de se faire "manipuler" ou de se faire avoir : "Je suis Charlie, mais je ne suis pas Charlot." L’ampleur, la constance, la force de ces réactions impose le respect et exige qu’on s’y arrête pour tenter de les comprendre.
>> Lire aussi : Niger : pourquoi les manifestations anti-"Charlie Hebdo" ont été si violentes
Un mot d’abord sur la liberté d’expression incarnée désormais par Charlie Hebdo. Au coeur de la démocratie, elle constitue une valeur absolue, ignore toutes les lignes rouges et autorise tous les excès : provocations, mauvais goût, blasphème, sans omettre la connerie bête et méchante. Tous les prophètes, et pas seulement celui de l’islam, en prennent pour leur grade. Et les lecteurs ne sont pas épargnés : tous des cons, comme les autres.
Cette conception rigoriste, intégriste et presque fanatique de la liberté d’expression est loin d’être partagée par l’ensemble de la profession. Et elle connaît dans la réalité certains accommodements. Mais force est de reconnaître qu’au fil des ans, et surtout depuis l’affaire des caricatures de Mahomet, l’hebdomadaire en est devenu au pays de Voltaire le parangon.
Ne s’agit-il pas d’un phénomène avant tout français ? La formidable mobilisation de solidarité avec ce pays n’a pas empêché, çà et là, de discrètes réserves à l’endroit de la provocation et du blasphème. The Economist, entre autres, a longtemps hésité avant de reproduire les dessins incriminés et tel grand titre a escamoté la une de la première édition de Charlie après le drame. Et il n’est pas interdit de s’interroger sur les vraies raisons de l’absence de Barack Obama à la grande marche du 11 janvier…
Attention, toutes ces considérations ne pèsent pas lourd devant l’irréfragable devoir de solidarité. Après le massacre, les réserves, contestations et interrogations concernant l’hebdomadaire satirique sont frappées d’obsolescence pour laisser la place à un impératif catégorique : la solidarité, rien que la solidarité, toute la solidarité.
Mais ce devoir-là n’exclut pas le devoir d’explication. Dans leur immense majorité, les musulmans de France ou d’ailleurs condamnent le crime, mais ils ne sont pas prêts à pardonner les offenses répétées à leur prophète. Ils ne se sentent pas Charlie, raison pour laquelle ils n’ont pas participé à la grande marche du 11 janvier. C’est aussi le cas de tel gosse qui a refusé de participer avec ses camarades à la minute de silence en hommage aux victimes des tueries. Mais c’est un quidam qui exprime peut-être le mieux les raisons de la réserve musulmane. "Les blagues de Charlie sur le Prophète ne passent pas, dit-il, parce que le Prophète, c’est ma mère, et je ne veux pas qu’on insulte ma mère." Le blasphème est vécu comme une atteinte intolérable au sacré, et, partant, à soi-même.
Du coup, on assiste aujourd’hui à une double incompréhension, ou plutôt à une incompréhension réciproque. Pour la majorité des Français (et pour beaucoup d’autres à travers le monde), le blasphème et les tabous religieux sont passés de mode. Le sacré s’est réfugié dans des valeurs comme la liberté d’expression. D’autres, musulmans ceux-là, restent attachés à leur sacré à eux, profondément ancré dans leurs mentalités.
Ce sacré-là est d’autant plus vivace qu’il est entretenu et protégé par les valeurs d’une religion qui a fait ses preuves. Or la guerre du sacré ne saurait avoir lieu. Aux musulmans de jouer. Tout en restant attachés à leurs propres valeurs, ils doivent faire de la place à celles de leurs compatriotes. L’adhésion à la liberté d’expression ne devrait leur poser aucun problème. En quoi des caricatures désobligeantes répandues par millions constitueraient-elles une offense à eux adressée ? En revanche, toute hésitation concernant la liberté d’expression vaut par les temps qui courent accusation de complicité avec les fous de Dieu.
Avant le carnage, le pays de Descartes présentait les symptômes d’une grave pathologie : il était malade de l’islam. Un auteur à succès pouvait envisager sans sourciller la déportation de six millions de musulmans… Avant même sa parution, un roman alimentait le fantasme d’une invasion par l’islam… Après la tragédie de Charlie Hebdo, les musulmans constituent des boucs émissaires tout désignés : en une semaine, une cinquantaine de mosquées ont été attaquées et on a dénombré plus d’une centaine d’incidents racistes.
En même temps, plusieurs faits suggèrent que le pire n’est jamais sûr. L’irruption jihadiste a rappelé aux médias qu’il n’y a pas que les "musulmans de service" et que des intellectuels qui ne courent pas les plateaux de télévision méritent d’être écoutés, de Tareq Oubrou à Ghaleb Bencheikh et de Fethi Benslama à Abdennour Bidar. Ces gens-là ont expliqué que le Prophète réagissait à la satire par la satire, que la sécularisation était à l’ordre du jour et que l’islam ne saurait faire l’économie d’une autocritique et d’une réforme. Ça change.
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