Tunisie : la demi-surprise du chef
En désignant Habib Essid, un technocrate indépendant, au poste de Premier ministre, le président se prémunit contre l’accusation de monopolisation du pouvoir par un seul parti.
Béji Caïd Essebsi (BCE) aura donc réussi à imposer ses vues et à faire avaliser son choix par les instances de Nidaa Tounes. Le nouveau président l’avait dit et répété depuis son élection : il souhaitait un chef de gouvernement "indépendant" (non affilié au parti majoritaire), consensuel, immédiatement opérationnel et capable de travailler "quatorze heures par jour".
Il semble l’avoir trouvé en la personne de Habib Essid, 65 ans, un grand commis de l’État qui a effectué l’essentiel de sa carrière au sein des ministères de l’Agriculture et de l’Intérieur. Les deux hommes se connaissent bien et s’apprécient : entre mars et décembre 2011, après la chute de Ben Ali, Essid a occupé les fonctions de ministre de l’Intérieur dans le gouvernement de transition présidé… par Béji Caïd Essebsi !
Intègre, mais peu charismatique et piètre orateur, Essid avait, à l’époque, réussi une prouesse. Il avait hérité d’un ministère au bord de la dislocation, en butte à l’hostilité générale de la population, désorganisé par la grande purge des cadres décidée par son prédécesseur, Farhat Rajhi, et miné par les tensions sociales. Il a patiemment renoué les fils du dialogue et remis dans le sens de la marche l’institution policière. Son action a grandement contribué au bon déroulement des premières élections libres de l’histoire du pays, le 23 octobre 2011.
>> Lire aussi : Béji Caïd Essebsi, les défis du nouveau président tunisien
Un profil régalien
Intervenue le 5 janvier 2015 et officialisée par Mohamed Ennaceur, le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), la désignation d’Essid constitue néanmoins une demi-surprise. Plusieurs noms circulaient avec insistance depuis une quinzaine de jours : ceux d’Abdelkrim Zebidi, ancien ministre de la Défense, de Hédi Larbi, ministre de l’Équipement, un technocrate qui a accompli une partie de sa carrière dans le giron de la Banque mondiale, du juriste Ghazi Jeribi, actuel ministre de la Défense, et de Taïeb Baccouche, secrétaire général de Nidaa Tounes et représentant de l’aile gauche du mouvement.
Des fuites savamment orchestrées laissaient à penser que la bataille se jouerait entre Zebidi et Larbi. Baccouche, de son côté, a réalisé un forcing désespéré pour rallier à sa cause les 86 élus du bloc parlementaire de Nidaa en promettant de revenir sur la stricte règle de non-cumul des fonctions de député et de ministre édictée à la veille des législatives. "En réalité, le nom d’Essid avait été coché depuis longtemps, confie une source proche de la présidence, mais tout avait été fait pour le protéger. L’autre candidat pressenti était Abdelkrim Zebidi."
L’un et l’autre partaient avec un net avantage dans la mesure où ils avaient déjà travaillé sous l’autorité de BCE en 2011 à des postes sensibles, où ils ont su gagner sa confiance. L’un et l’autre avaient un profil assez régalien, possédaient l’expérience des rouages de l’État et faisaient consensus. "Zebidi a fini par s’éliminer, car il a trop tergiversé et a voulu poser des conditions", poursuit notre source.
L’intention politique derrière le choix du nouveau Premier ministre est transparente. Sa nomination s’inscrit dans une perspective de restauration de l’autorité et du prestige de l’État, l’un des principaux chevaux de bataille de BCE. C’est aussi un clin d’oeil – ou un renvoi d’ascenseur – à la région du Sahel, l’un des principaux bastions électoraux de Nidaa Tounes (le nouveau Premier ministre est né à Sousse).
C’est également un geste d’apaisement. L’indépendance revendiquée d’Essid permet de tordre le cou à la crainte du taghawwul (la monopolisation de tous les pouvoirs par un seul parti, en l’occurrence Nidaa Tounes), agitée frénétiquement par l’équipe du chef de l’État sortant, Moncef Marzouki, au cours de la campagne présidentielle. Même si la pilule a été difficile à avaler pour certains cadres et militants du parti, la manoeuvre est habile, car c’est une façon de se démarquer de la logique politicienne qui avait prévalu lors de la constitution de la troïka, en 2011.
"Le message subliminal véhiculé par la désignation d’un Premier ministre indépendant est que le gouvernement n’est pas un butin ou un gâteau que l’on se partage, mais un instrument au service des Tunisiens, continue notre source à la présidence. En 2011, les postes publics avaient été répartis sur la base de l’appartenance partisane et des équilibres internes à la coalition tripartite, sans considération pour les critères de compétence. On a vu le résultat…"
La désignation d’Essid a été accueillie comme un "signal positif" par Ennahdha, qui, avec ses 69 élus, est la deuxième formation de l’ARP. Fin 2011, Essid, au nom du principe de continuité de l’État et en accord avec BCE, avait accepté de siéger en qualité de conseiller à la sécurité au cabinet du Premier ministre islamiste Hamadi Jebali (les deux hommes ont étudié dans le même lycée, à Sousse). Sa nomination comme secrétaire d’État avait même un temps été envisagée, mais elle s’était heurtée au veto du Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki, allié indispensable d’Ennahdha au sein de la troïka.
L’expérience avait tourné court en raison des incompatibilités de points de vue et de méthodes de travail, et Essid s’était retiré sur la pointe des pieds. L’Union patriotique libre (UPL, 16 sièges) et Afek Tounes (8 sièges), alliés de Nidaa au Parlement, n’ont pas élevé d’objections, alors que le Front populaire de Hamma Hammami (extrême gauche, 15 sièges), qui a regretté de n’avoir pas été consulté, a dénoncé une "symbolique équivoque", soulignant "l’appartenance du nouveau Premier ministre à l’ancien régime". Le reproche revient avec insistance dans la presse étrangère et sur les réseaux sociaux en Tunisie.
C’est une demi-vérité – ou un demi-mensonge. Essid, à l’instar de tous les grands commis de l’État, se devait d’adhérer à l’ex-parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), mais il n’y a jamais occupé aucune responsabilité. Il a été secrétaire d’État auprès du ministre de l’Agriculture entre janvier 2001 et juin 2003. Avant cela, il avait été, durant quatre ans, chef de cabinet (un poste essentiellement administratif) du ministre de l’Intérieur. Sa carrière s’est ensuite poursuivie à la direction de la Trapsa (le pipeline saharien), jusqu’en novembre 2004, puis à Madrid, pendant six ans, à la direction exécutive du Conseil oléicole international. Pas de quoi en faire un baron du système Ben Ali…
Essid est un choix de la raison
La "neutralisation" du chef du gouvernement, politiquement judicieuse, va néanmoins à rebours de l’esprit des institutions de la IIe République. Avec Béji Caïd Essebsi à sa tête, la Tunisie s’oriente donc vers une pratique de type présidentiel d’un régime parlementaire. Homme de dossiers, sans épaisseur politique, le chef du gouvernement risque d’être confiné dans un rôle de premier collaborateur et de superexécutant. Il ne fera pas d’ombre au chef de l’État et ne lui disputera pas ses prérogatives.
Le véritable lieu du pouvoir s’est bel et bien déplacé à Carthage, où le président s’est doté d’un staff qui a fière allure : Mohsen Marzouk, architecte de la campagne victorieuse, sera son conseiller spécial (l’éminence grise du Palais) ; Ridha Belhaj dirigera le cabinet présidentiel, Rafaa Ben Achour sera le conseiller juridique et Moez Sinaoui, qui avait déjà occupé cette fonction aux côtés de BCE à la Kasbah, en 2011, coiffera la communication.
Le nouveau Premier ministre a un mois pour former son gouvernement et obtenir la confiance de l’ARP. Les principaux ministères de souveraineté devraient échoir à des personnalités indépendantes. Ghazi Jeribi devrait en faire partie (il pourrait conserver son poste à la Défense ou aller à la Justice ou à l’Intérieur). Taïeb Baccouche, en guise de lot de consolation, se serait vu proposer les Affaires étrangères ou un superministère de l’Éducation. La question qui se pose maintenant est de savoir si la nouvelle équipe, dont on ne connaît pas les contours, s’attellera aux réformes tambour battant ou se consacrera en priorité à la consolidation de l’existant.
"Il n’y aura pas d’état de grâce, les Tunisiens ont le sentiment que leur pays est à l’arrêt depuis l’été et veulent des résultats rapidement, explique un analyste politique influent. Essid est le choix de la raison. Saura-t-il conduire et impulser le changement, à la manière d’un Matteo Renzi, en Italie ? On aurait aimé plus d’audace, plus de panache et de jeunesse aussi. Sans doute faudra-t-il attendre la deuxième partie du quinquennat avant de lire clairement dans le jeu de BCE et assister à la mise sur orbite d’un éventuel dauphin."
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