Danse : Nuit blanche à Ouagadougou de Serge Aimé Coulibaly
Présenté à Paris du 14 au 17 janvier, le spectacle prémonitoire et engagé de Serge Aimé Coulibaly devrait bientôt tourner en France et en Europe. Chorégraphie d’une révolte devenue révolution.
Des corps en marche, des bras levés, des uppercuts, des coups de pied dans le vide… et un refrain entêtant : "On passe à l’attaque, on passe à l’action ! La place de la Nation deviendra place de la Révolution." Quatre hommes et une femme en transe défient nommément "Blaise" à Ouagadougou. Pourtant le soulèvement populaire qui aboutira au départ de l’homme d’État se produira seulement quelques jours plus tard. Nous ne sommes que le 25 octobre dans une cour d’école de Gounghin, un vieux quartier populaire de la capitale réinvesti le temps des Récréâtrales, un festival culturel multidisciplinaire.
Ces hommes et cette femme en mouvement ne sont pas des manifestants de rue : ce sont des danseurs et un rappeur qui jouent pour la première fois Nuit blanche à Ouagadougou, un spectacle qui ose appeler à la révolte quand celle-ci n’a pas encore eu lieu ! "Tout est parti d’une nuit que j’ai passée à Ouaga, précisément celle du 20 au 21 décembre 2006", raconte Serge Aimé Coulibaly, le chorégraphe burkinabè à l’initiative de la pièce. Le quadra athlétique, crâne nu, à l’imperturbable sourire prend quelques minutes pour se remémorer les événements dans le café du centre culturel d’Ostende, De Grote Post, où il répète le spectacle avant les dates européennes.
"J’assistais à une pièce dans un théâtre lorsque, tout à coup, nous avons entendu des coups de feu à l’extérieur. Nous avons dû attendre toute la nuit dans la salle… notre angoisse décuplant lorsque les tirs se rapprochaient de nous. Tout le monde spéculait sur ce qui se passait dehors, certains parlaient de coup d’État. En réalité, il s’agissait de combats de rue entre policiers et militaires. Cette nuit blanche durant laquelle tout pouvait potentiellement basculer m’a marqué et, il y a environ deux ans, j’ai voulu en faire un spectacle."
Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah, Nelson Mandela et Thomas Sankara, ressucités dans une pièce
Un spectacle engagé, cela va sans dire. Les termes fraternisent naturellement chez ce chorégraphe, qui a signé plusieurs créations très politiques. En 2007, avec Solitude d’un homme intègre, il évoquait l’espoir suscité par la révolution burkinabè lancée par Thomas Sankara. En 2008, dans le cadre de sa trilogie "Jeunesse africaine", il créait Babemba, dans laquelle il ressuscitait quatre figures historiques de l’Afrique contemporaine : Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah, Nelson Mandela et, encore, Thomas Sankara. Le spectacle tournera dans plusieurs pays d’Afrique pour la célébration du cinquantenaire des indépendances.
"Mon discours était très clair, je voulais donner de l’espoir à la jeunesse africaine… Nous avons des dictateurs, certes, mais aussi des hommes de valeur, courageux, qui ont défendu leurs idéaux." A-t-il subi des pressions ? "Non, je n’ai jamais été censuré. Je pense que beaucoup d’artistes africains sont avant tout victimes d’autocensure. Depuis l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998, il y a une certaine liberté d’expression dans le pays. Moi, je veux être un acteur de mon temps, quoi qu’il en coûte. Tout citoyen devrait l’être."
Pour cette nouvelle création, il s’entoure de trois danseurs : la Française Marion Alzieu et les Burkinabè Adonis Nébié et Sigué Sayouba. Un joker complète la formation : le rappeur, slameur et compositeur Serge Martin Bambara, alias Smockey (ne pas y voir un lien avec la fumée… le surnom vient de la contraction de "se moquer", car l’artiste manie volontiers l’ironie). Rien de surprenant à ce que Nuit blanche à Ouagadougou mêle danse, théâtre et musique.
Serge Aimé Coulibaly a été formé au sein de la compagnie Feeren, au Burkina, avant de s’envoler à l’âge de 30 ans pour la France, puis la Belgique pour travailler avec la compagnie des Ballets C de la B, qui mêle elle aussi les disciplines. Smockey, Kora du meilleur rappeur africain en 2010 et poids lourd de la scène hip-hop locale, très écouté par la jeunesse, joue sur scène son propre rôle. Tour à tour cynique et violemment offensif, invitant à la lutte contre le régime, il met des mots sur les maux, provoque de sa voix grave danseurs et spectateurs.
Ce combat, à la scène comme à la rue, il l’attendait depuis longtemps. "Après un long séjour en France, je suis rentré au Burkina en 2000… et j’ai tout de suite rué dans les brancards. J’ai créé les studios Abazon, par lesquels presque tous les rappeurs du Burkina sont passés. J’ai moi-même sorti quatre albums… dont certains titres ont été censurés. J’ai toujours joué le rôle d’élément perturbateur."
Le 25 août 2013, avec Sams’k le Jah, autre star du Burkina, il crée le mouvement Balai citoyen, qui deviendra l’un des grands artisans de la révolte de 2014. Ces jours d’octobre, lors des premières représentations de la pièce à Ouaga, Smockey vit la révolution vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Lorsqu’il n’est pas sur les planches, il part en mobylette organiser des sit-in, bloque les routes, saute sur le toit des voitures en plein marché, "allô allô" (mégaphone) en main pour "conscientiser" les passants. "Le 28 octobre, nous avons provoqué l’affrontement avec les forces de l’ordre… c’était un moment historique, tout basculait. Serge m’a appelé pour savoir si je venais jouer. J’avais une responsabilité par rapport à la troupe. Je suis arrivé avec une heure de retard, je sentais encore le gaz lacrymo… mais on a joué."
Les artistes gardent un souvenir halluciné de ces représentations sur fond de renversement politique, du public scandant "On passe à l’attaque !" en écho à la pièce. "La réalité rattrapait la fiction, commente Smockey. Nous avons vécu une sorte de réconciliation entre l’art et la rue. Parfois on se dit que ce que l’on fait en tant qu’artistes est futile. On se demande si ça sert, si les gens écoutent, s’ils l’intègrent. Là on a pu ressentir directement l’impact que ça avait. À défaut de déboulonner le système, nous étions la pièce qui pouvait le perdre."
La pièce n’est pas manichéenne
Cette Nuit blanche qui va se jouer à Paris, au Tarmac, dans le cadre du festival Faits d’hiver risque de détonner. Car dans le petit monde du théâtre français souvent recroquevillé sur lui-même, l’engagement politique est volontiers perçu comme ringard. "C’est vrai qu’ici j’ai parfois l’impression que les artistes créent pour exister eux-mêmes, pas nécessairement pour dire des choses sur ce qui les entoure, concède Serge Aimé Coulibaly. Moi, je veux que mes spectacles participent à un changement dans la vie des gens. Dans un pays comme le mien où tout est à faire, un artiste ne peut pas se contenter de se regarder le nombril."
Engagée, la pièce n’est pas pour autant manichéenne et ne donne pas de "recette" pour réussir une transition démocratique. "La pièce ne dit pas qu’il faut absolument faire la révolution, qu’il faut absolument mourir pour ses idéaux, qu’il faut chercher un nouveau leader ou un mode de gouvernance fondé sur le collectif, égrène Sara Vanderick, dramaturge du spectacle. La pièce soulève plutôt des questions que l’équipe s’est effectivement posées à travers un engagement physique pour les uns, plus réflexif pour les autres."
Cette pièce évoquant l’indifférence des dirigeants à l’égard de leur peuple parlera peut-être bien au public français… Elle mériterait en tout cas de tourner dans les deux Congos, au Tchad, au Togo… où une autre question qu’elle pose, celle de la longévité des hommes politiques au pouvoir, pourrait avoir une résonance particulière.
Ankata, un nouveau refuge artistique à Bobo-Dioulasso
Cela fait près de quinze ans qu’il en rêve. Ankata (littéralement "allons-y"), un lieu de production culturelle burkinabè, a enfin ouvert ses portes à Bobo-Dioulasso (deuxième ville du Burkina). Financé à 100 % par Serge Aimé Coulibaly, il a d’abord accueilli sa troupe en septembre dernier avant de céder la place à des danseurs locaux qui viennent là gratuitement. "Je suis parti du Burkina car je n’y avais aucune possibilité d’évoluer en tant qu’artiste, explique le chorégraphe. Avec Ankata, j’ai voulu offrir aux plus jeunes les ressources qui m’ont manqué, en créant d’abord une médiathèque sur la danse, le théâtre et la musique."
Serge Aimé commence à rassembler en 2001 des ouvrages, des DVD, avant d’étoffer peu à peu son projet. Aujourd’hui, Ankata peut accueillir jusqu’à quatorze personnes et leur permettre de travailler de façon professionnelle. "Mon objectif est que le lieu, qui peut aussi servir pour des enregistrements ou des réunions d’entreprise, devienne économiquement autosuffisant. Je commence aussi à nouer des contacts pour que ce laboratoire de création soit au niveau de ceux existant sur les autres continents."
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