Allemagne : Pegida et ses têtes de Turc
Depuis trois mois, à l’appel d’une organisation surgie d’on ne sait où, les manifestations contre une prétendue islamisation du pays se multiplient et rassemblent des foules de plus en plus nombreuses. Feu de paille ou lame de fond xénophobe ?
Tout a commencé par une manifestation dans les rues de Dresde en faveur du PKK, le parti des Kurdes de Turquie. Puis par des heurts entre Kurdes et salafistes, à Hambourg. C’est alors qu’une poignée d’Allemands indignés par cette prétendue "guerre de religion" se déroulant sur leur sol est apparue sur le devant de la scène et a constitué un groupe baptisé Pegida, acronyme signifiant "les Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident". Ces exaltés s’opposent à la politique du gouvernement en faveur des demandeurs d’asile et jugent impératif de protéger "l’identité allemande" et "la culture judéo-chrétienne" contre une tentative de "subversion religieuse radicale".
En raison de son histoire, l’Allemagne était jusqu’ici plutôt épargnée par la vague islamophobe qui balaie l’Europe. Or, contre toute attente, ces slogans xénophobes font instantanément mouche. En référence aux manifestations pacifiques qui, en 1989, aboutirent à la chute du mur de Berlin, les croisés de Pegida se réunissent chaque lundi soir en scandant "Nous sommes le peuple". De semaine en semaine, leur nombre augmente. Début janvier à Dresde (Est), ils sont environ 18 000 – un record. De proche en proche, la vague brune gagne le reste du pays : Hambourg, Kassel, Würzburg, Munich…
Un brûlot anti-immigration
"Le ressentiment des Allemands envers les étrangers mûrit depuis longtemps. Il aurait de toute façon émergé sous une forme ou sous une autre", analyse le sociologue Oliver Nachtwey, qui estime que le succès, en 2010, de L’Allemagne disparaît, le brûlot anti-immigration de Thilo Sarrazin, a marqué un point de rupture. "Les Allemands, dont beaucoup sont dans une situation précaire en raison de la faiblesse de leur salaire, sont convaincus de vivre dans un univers de productivité et de compétitivité. Une minorité d’entre eux considèrent qu’il n’y a pas de place pour ce qui est improductif, les immigrés par exemple."
Leur tête de Turc numéro un : les demandeurs d’asile. Avec la crise syrienne, le nombre de ces derniers – environ 200 000 – a augmenté de 60 % entre 2013 et 2014. Le patron de l’Office fédéral des migrations et des réfugiés ne doute pas que cet afflux va se poursuivre cette année pour atteindre 230 000 personnes. Et que l’Allemagne va devenir la destination préférée des demandeurs d’asile en Europe. "Ce thème est traité depuis des mois par les médias, explique Jochen Oltmer, spécialiste des migrations à l’université d’Osnabrück. Cela a attiré l’attention des Allemands et offert aux membres de Pegida un canal de communication idéal. De même, on parle beaucoup de la montée en puissance des salafistes, alors qu’ils ne seraient pas plus de 4 000. Tout cela contribue à alimenter les discours haineux."
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Car du rejet de l’islam radical à l’islamophobie, il n’y a qu’un pas souvent vite franchi. "Je suis de la génération du 11 septembre 2001, confie Khaldun, 24 ans, qui habite à Dresde. J’ai appris à vivre dans un climat de défiance. Il y a confusion permanente entre ma religion et le fondamentalisme. Beaucoup d’Allemands sont convaincus qu’un musulman est forcément dangereux."
Mais ce qui inquiète jusqu’au sommet de l’État, c’est que les manifestations islamophobes attirent désormais des gens notoirement étrangers aux groupuscules d’extrême droite ou néonazis qui prospèrent surtout dans l’ex-Allemagne de l’Est. Ces hommes et ces femmes viennent de milieux socioprofessionnels moyens ou élevés et se rangent sous la bannière non plus des ultras du Parti national-démocrate d’Allemagne (NPD), mais de l’Alternative pour l’Allemagne, un parti anti-euro qui progresse à chaque scrutin.
"Il s’agit d’un nouveau racisme qui se cache derrière des considérations chrétiennes et humanistes, poursuit Nachtwey. Ses adeptes commencent généralement leurs phrases par "Je ne suis pas raciste, mais…". Mais c’est pour mieux rejeter tout ce qui n’est pas comme eux." La meilleure illustration en est sans doute Lutz Bachmann, l’initiateur de Pegida. Né en 1973, ce fils d’un boucher de Dresde a un passé de braqueur et de trafiquant de drogue. Il aime mettre en avant le fait que son témoin de mariage est turc et qu’il a de nombreux amis musulmans. Mais quand on lui demande si le fait que des néonazis participent à ses manifestations le dérange, il répond sans sourciller qu’on "ne peut pas les en empêcher".
La société allemande serait-elle en train de changer ? À Dresde, en tout cas, l’inquiétude grandit, surtout chez les femmes, que leur voile permet immédiatement d’identifier comme musulmanes. Pour Birol Uçan, porte-parole de la mosquée berlinoise Omar, qui peut accueillir jusqu’à 800 fidèles, c’est avant tout la méconnaissance de l’autre qui est à l’origine du phénomène.
Il est d’ailleurs révélateur que les manifestations les plus importantes aient lieu à Dresde, qui ne compte que 2,5 % d’étrangers, alors qu’à Berlin, ville plus cosmopolite, les appels à battre le pavé n’ont mobilisé que quelques dizaines de personnes. La mosquée Omar organise donc périodiquement des visites et des séminaires sur l’islam à l’intention, par exemple, des pompiers, des policiers ou des gardiens de prison. "Les musulmans eux-mêmes ont une responsabilité, estime Uçan. Il faut dire haut et fort que nous n’avons aucune sympathie pour les groupes radicaux islamistes qui font parler d’eux en Allemagne ou ailleurs."
Quarante mille contre-manifestants munis de balais ont manifesté dans tout le pays,
le 5 janvier, contre l’islamophobie. © Robert Michael/AFP
Le groupe, fragilisé par des querelles intestines
Pegida laissera à n’en pas douter des traces, mais quel peut être son avenir ? "S’il n’y a pas de revendications plus concrètes que le refus des autres, les rassemblements vont probablement s’essouffler, d’autant que le groupe est fragilisé par les querelles intestines, pronostique l’universitaire Jochen Oltmer. Le rôle d’Alternative pour l’Allemagne sera décisif. Va-t-elle oui ou non se désolidariser de ce mouvement raciste ?" Pour l’heure, le phénomène prend de l’ampleur dans l’Est et commence à régresser dans l’Ouest.
Les manifestations anti-Pegida ont mis du temps à se mettre en place. Mais le 5 janvier, elles ont réuni près de 40 000 personnes dans l’ensemble du pays. En signe de protestation, la cathédrale de Cologne et l’opéra de Dresde sont restés éteints sur le passage du cortège des anti-islam. Selon un récent sondage, 29 % des Allemands estiment que les marches islamophobes sont justifiées. Le chiffre fait froid dans le dos, même si les deux tiers des sondés trouvent très exagérée l’idée d’une "islamisation" du pays.
Les milieux économiques appellent eux aussi à la raison. Avec sa démographie déclinante, le pays aura besoin de bras, fussent-ils étrangers. "Ces manifestations abîment l’image de l’Allemagne, souligne Ingo Kramer, le patron des patrons. Nous devrons faire appel à l’immigration pour soutenir notre marché du travail et notre système des retraites. Aider les réfugiés en détresse est donc de notre responsabilité morale."
En Suède aussi
Après Eslöv et Eskilstuna, la Suède a connu sa troisième attaque de mosquée en huit jours. Cette fois à Uppsala, quatrième ville du pays. Dans la nuit du Nouvel An, un projectile enflammé a été lancé contre le bâtiment sans faire de victime. Une inscription fort explicite a été retrouvée sur la porte d’entrée : "Cassez-vous, sales musulmans !"
Le jour de Noël, à Eskilstuna, à 110 km de Stockholm, un incendie criminel visant un lieu de culte situé au rez-de-chaussée d’un immeuble d’habitation avait fait cinq blessés (intoxications, coupures et fractures). "La haine des étrangers se renforce", s’inquiète Omar Mustafa, chef de l’association des musulmans de Suède. On a recensé en 2014 une douzaine d’attentats de ce genre. Connu pour sa politique d’intégration et sa tolérance, ce pays scandinave se pensait jusqu’ici à l’abri de la xénophobie. Erreur
! Il est à son tour le théâtre d’un virulent débat sur les questions de l’immigration (qui a progressé de 12 % en 2013) et du droit d’asile. Et l’extrême droite gagne du terrain. Aux élections législatives de septembre 2014, la droite classique a été battue, tandis que les Démocrates de Suède (SD), une formation beaucoup plus radicale, doublaient leur score (12,9 %) et devenaient la troisième force politique du pays.
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