Afif Frigui : « En Tunisie, il y a deux sortes de terrorisme, celui avec les armes et celui sur les routes »

Alors que les accidents se font de plus en plus meurtriers sur les routes tunisiennes, des militants tirent la sonnette d’alarme pour faire de la sécurité routière une priorité nationale. Parmi eux, le président de l’Association tunisienne de la prévention routière (ATPR). Interview.

Des ambulance à Khmouda, après un accident entre un bus et un poids-lourd qui a fait des dizaines de morts et de blessés, le 31 août 2016. © AP/SIPA

Des ambulance à Khmouda, après un accident entre un bus et un poids-lourd qui a fait des dizaines de morts et de blessés, le 31 août 2016. © AP/SIPA

Publié le 2 septembre 2016 Lecture : 4 minutes.

Les images de l’accident dramatique qui a eu lieu mercredi matin dans la localité de Khmouda ont provoqué une vague d’émotion auprès des Tunisiens. Comme la mort, il y a dix jours, du fils de Nabil Karoui (membre du bureau exécutif de Nidaa Tounes et ancien patron de Nessma TV), Khalil, et de tant d’autres personnes cette année. Émotion qui a ensuite laissé place à la colère face à une insécurité routière croissante et des incivilités non réprimées, un sujet sur lequel les autorités s’expriment (trop) peu.

Parmi ces voix qui s’élèvent et s’insurgent, Afif Frigui, président de l’Association tunisienne de la prévention routière (ATPR) et de l’Organisation arabe de la sécurité routière.

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Jeune Afrique : Comment a évolué la sécurité routière en Tunisie ces dernières années ?

Afif Frigui : Sur les trois mois de l’été, on est aujourd’hui à une moyenne de cinq décès par jour sur les routes. Les neuf autres mois, c’est une moyenne de quatre morts par jour, ce qui est énorme, comparé à d’autres fléaux comme le terrorisme. S’il y a eu légèrement moins d’accidents cette année, ils ont été plus meurtriers.

1 500 morts par an sur 11 millions d’habitants, ce n’est pas normal !

En Tunisie, nous vivons désormais deux sortes de terrorisme, celui avec les armes et celui sur les routes. Ces dernières années, et notamment depuis la révolution de 2011, il y a eu un relâchement de la part des autorités et des citoyens, qui ne prennent pas la sécurité routière au sérieux. Ce qui devrait être une des priorités de l’État a été relégué au second plan, jusqu’à ce que des drames comme celui de Khmouda se produisent… et ensuite le sujet est à nouveau balayé sous le tapis.

Qui est responsable de cette insécurité croissante, selon vous ?

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Nous sommes tous responsables (État, chauffeurs, piétons, auto-écoles, policiers…) et nous devons tous agir pour sauver des vies et ne plus avoir peur de sortir dans les rues ou sur la route. Nous avons besoin d’une sécurité sur tous les plans. Mais ce sont surtout les autorités, locales comme nationales, qui doivent faire plus. D’autant que pour la première fois cette année, le ministère de l’Intérieur n’a pas convoqué de Conseil national sur la sécurité routière, qui devait se tenir en juin, et n’a pas non plus donné le coup d’envoi de la campagne préventive estivale en juillet.

En 2015, 36% des tués dans des accidents de la route étaient des jeunes âgés entre 18 et 27 ans, 17% des piétons et 27% des deux-roues

Quelles sont les principales causes d’accidents ?

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La vitesse, l’inattention, la conduite en état d’ivresse, l’utilisation du téléphone au volant, le mauvais entretien de certaines routes… Le gros problème c’est aussi la disparition progressive des trottoirs, occupés illégalement par des voitures, des tables de café, des vendeurs ambulants. Les piétons doivent alors marcher sur la route, mettant leur vie en danger. Le fonctionnement des transports en commun est aussi catastrophique et beaucoup de personnes traversent dangereusement les routes à grande vitesse, de jour comme de nuit. En 2015, 36% des tués dans des accidents de la route étaient des jeunes âgés entre 18 et 27 ans, 17% des piétons et 27% des deux-roues.

Quelles mesures doivent être prises pour réduire ces accidents ?

Il faut à la fois faire appliquer la loi de manière plus stricte, et éduquer les gens sur les dangers de la route. Le problème en Tunisie, c’est que la gestion de la sécurité routière est éparpillée sur plusieurs ministères, mais sans aucun contrôle et sans coordination. En fait, tout le monde s’en occupe mais sans s’en occuper réellement… C’est pourquoi nous demandons la mise en place d’une consultation nationale et d’un plan d’urgence, ainsi que la création d’une Haute instance de la sécurité routière sous la tutelle du Chef du gouvernement, pour de meilleurs résultats.

Pourquoi un Tunisien qui conduit en France change-t-il totalement de comportement ?

La famille et l’école ont aussi un rôle à jouer pour les plus jeunes, la corruption de certains policiers et de moniteurs d’auto-écoles doit cesser, et le port de la ceinture et du casque doivent devenir une habitude. En 1984, la Tunisie a été un des premiers pays arabe à rendre le port de la ceinture obligatoire. Depuis, la loi a été modifiée pour annuler cette obligation en agglomération. Or la ceinture peut sauver des vies, même à un feu rouge. Il faut aussi instaurer le retrait de permis et verbaliser systématiquement les personnes qui ne respectent pas le code de la route.

Avez-vous plus d’espoirs d’être écoutés et soutenus par le gouvernement Chahed ?

Oui. Avec l’entrée en fonction de ce nouveau gouvernement, nous avons l’espoir que ça change. J’avais eu l’occasion de m’entretenir avec monsieur Youssef Chahed lorsqu’il était ministre des Affaires locales, et il avait été très réceptif. Il m’avait alors promis d’agir pour résoudre ce gros problème social. L’insécurité routière entraîne des pertes colossales, non seulement humaines mais aussi économiques, avec la prise en charge des morts et des blessés, les dommages matériels, les frais d’assurance, etc. Et si, pour réduire ces pertes, on investissait plus pour sauver des vies ?

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