Fred Bauma : « La Lucha attend de pied ferme un nouveau président en RDC à la fin de l’année »

Libéré fin août après plus de 17 mois de détention, Fred Bauma, icône de la Lutte pour le changement (Lucha), s’est confié lundi à Jeune Afrique. Pour cette première interview depuis sa libération provisoire, le militant pro-démocratie revient notamment sur les conditions de sa détention et la position de son mouvement sur les questions chaudes de l’actualité congolaise.

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Publié le 5 septembre 2016 Lecture : 7 minutes.

Arrêté à Kinshasa le 15 mars 2015 lors d’un atelier de sensibilisation sur la démocratie et le respect, Fred Bauma est devenu le visage des mouvements citoyens pro-démocratie en RD Congo.

Militant au sein de la Lutte pour le changement (Lucha), mouvement très actif dans l’est du pays, le jeune homme de 26 ans a été inculpé, avec son camarade Yves Makwambala, entre autres, d’« appartenance à une association armée dans le but d’attenter aux personnes et aux biens », d’« avoir comploté contre la vie ou contre la personne du chef de l’État » et d’« avoir troublé l’ordre public ». Tous les deux ont été libérés (provisoirement) le 29 août à la suite d’une « mesure de décrispation politique » annoncée par le garde des Sceaux congolais.

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Jeune Afrique : Quelles ont été vos conditions de détention pendant ces 17 mois de prison à Kinshasa ?

Fred Bauma : Nous avons d’abord été détenu dans un cachot de l’Agence nationale de renseignement (ANR) dans des conditions difficiles. Là-bas, nous n’avions pas droit à la visite de la famille ni à celle de mes avocats. Nous étions sujets à des menaces quotidiennes de la part de certains agents de l’ANR. Ces derniers nous promettaient des fois la mort. Nous étions sous une telle pression psychologique que nous nous demandions si nous n’allions pas finir par craquer ou devenir fous.

Lorsque l’on a été détenu à l’ANR, Makala apparaît au début comme un paradis

Puis, nous avons été emmenés au Parquet où des conditions de détention se sont encore détériorées. Si nous avions désormais de la visite des avocats, nous n’avions plus d’endroit spécifique pour dormir tellement la cellule était étroite. La corruption y régnait en maître. On nous proposait par exemple de payer des sommes allant jusqu’à 200 dollars pour pouvoir dormir dans un couloir ou en plein air.

Enfin, nous avons été conduits à Makala. Les conditions y étaient également difficiles. Mais lorsque l’on a été détenu dans les cachots de l’ANR, Makala apparaît au début comme un paradis. On pouvait circuler dans les couloirs, regarder la télé, recevoir de la visite de la famille, des amis et des avocats. Jusqu’à ce que l’on découvre le côté « enfer » de cette prison. Un environnement dangereux avec une absence totale d’État. En fait, Makala, c’est comme la RDC en miniature : désordre, corruption, exploitation des détenus par d’autres qui ont un certain pouvoir, absence de rééducation. Des jeunes qui y entrent en sortent plus criminels qu’à leur arrivée. C’est un véritable centre criminogène.

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Jeune Afrique : Grâce à une « mesure de décrispation politique, vous avez été libéré fin août après plus de 17 mois de détention. Êtes-vous satisfait de cette libération provisoire ?

Je suis content d’être dehors après ces 17 mois de détention. Mais je pense qu’au lieu d’une libération provisoire, le gouvernement devrait abandonner complètement ses poursuites contre moi et les autres camarades de la Lucha, voire aussi celles contre d’autres militants qui ont été contraints à l’exil. Puisqu’il est clairement établi que c’est un dossier politique, les charges n’étant fondées sur rien de concret. Nous avons été libérés mais nous trouvons dans une insécurité judiciaire : le gouvernement peut décider à tout moment de réactiver les poursuites.

Fred Bauma, membre de la Lucha. © AFP

Fred Bauma, membre de la Lucha. © AFP

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Votre libération provisoire est intervenue au lendemain de la rencontre à Goma entre la Lucha et le président Joseph Kabila. Beaucoup se sont interrogés sur l’opportunité de cette réunion, soupçonnant un arrangement entre votre mouvement et le chef de l’État. Y-a-t-il eu un deal ?

Il n’y a pas eu de deal entre la Lucha et le président Kabila. Nos amis l’ont rencontré à sa demande et ne font qu’apporter au chef de l’État toutes nos revendications, lesquelles sont par ailleurs publiques à travers nos différentes communications. Ils ont également abordé d’autres questions saillantes de l’actualité, notamment le processus électoral, les massacres à Beni et le désir du peuple de voir une alternance politique à la fin de cette année. Ils n’ont rien négocié. Le président leur a promis de libérer les membres de la Lucha et d’autres détenus politiques et d’opinion sous 48 heures.

En revanche, beaucoup de citoyens mais aussi les chancelleries, le Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme et des ONG nationales et internationales, notamment Amnesty International, Human Right Watch, ACAJ [Action congolaise pour l’accès à la justice], nous ont soutenus pendant notre détention. Certains militants de la Lucha ont été même arrêtés parce qu’ils exigeaient notre libération. Plusieurs personnalités ont également pris position en notre faveur. Toutes ces personnes et organisations sont les vrais héros de notre liberté.

Pendant que le pouvoir libère des prisonniers, il en arrête d’autres.

Pourquoi la Lucha a finalement décidé de ne pas participer au « dialogue politique national inclusif » en cours à Kinshasa ?

Il est important que la classe politique congolaise se mette ensemble pour parler notamment du processus électoral. Et ces discussions doivent être franches et inclusives. Elles doivent se tenir dans un environnement serein. C’est pourquoi depuis plusieurs mois nous encourageons les acteurs politiques à dialoguer. Mais les attitudes de ces derniers aujourd’hui laissent à penser qu’ils n’ont pas réellement la volonté d’aller vers un dialogue constructif.

Tenez, du côté de la majorité au pouvoir, il y a cette stratégie de crisper et de décrisper à la fois la situation politique : pendant que l’on libère des personnes, l’on en arrête d’autres. Aujourd’hui encore, une dizaine de militants de la Lucha viennent d’être arrêtés à Bukavu parce qu’ils manifestaient contre la prime [en RDC, les parents versent des primes aux enseignants pour pallier les salaires insignifiants que perçoivent les enseignants, NDLR].

Le camp présidentiel a en effet cette tendance à créer des crises pour venir les résoudre par la suite et apparaître comme celui qui débloque des problèmes. Chaque jour, on entend également les déclarations de certains cadres de la Majorité présidentielle (MP) qui plaident ouvertement pour un troisième mandat du chef de l’État.

Beaucoup d’opposants s’inscrivent dans une logique de positionnement

Du côté de l’opposition, on note aussi une certaine inconstance dans les prises de position, avec la multiplication des propos irresponsables. Beaucoup d’opposants s’inscrivent dans une logique de positionnement, loin des objectifs assignés par la résolution 2277 du Conseil de sécurité au dialogue politique.

Dans ces conditions, les intérêts personnels risquent de primer sur l’intérêt général. C’est pourquoi nous estimons que notre place est à l’extérieur pour jouer le rôle de la sentinelle. Nous ne comptons pas organiser des manifestations contre le dialogue, mais nous allons rester éveillés quant aux conclusions de ces pourparlers qui ne doivent pas violer l’esprit et la lettre de la Constitution, notamment dans ses dispositions qui incitent à l’alternance d’ici fin 2016. À la fin de l’année, nous attendons donc de pied ferme un nouveau président. Nous ne voulons pas entendre d’une transition à l’issue du dialogue. Ce serait très malheureux pour la démocratie dans notre pays.

Que préconisez-vous si la présidentielle n’est pas tenue dans les délais constitutionnels, soit d’ici le 27 novembre ?

La Loi fondamentale a prévu des mécanismes de passation de pouvoir au cas où la présidentielle n’est pas organisée dans les délais : le président du Sénat peut être amené à faire l’intérim. D’autant qu’il est inconcevable qu’une transition soit conduite par les mêmes dirigeants qui ont tout fait pour bloquer le processus électoral. Ce serait accepter leur stratégie, mise en place pour se maintenir au pouvoir.

Que pense la Lucha des préalables du Rassemblement de l’opposition, rangée derrière Étienne Tshisekedi, qui exigent la libération des prisonniers politiques et la cessation des poursuites contre Moïse Katumbi avant sa participation éventuelle au dialogue ?

La libération des prisonniers politiques et d’opinion relève du respect même des droits humains. C’est au-delà même d’un simple préalable. À Makala, j’ai rencontré des dizaines de prisonniers qui devraient être libérés depuis longtemps. Certains avaient bénéficié de la loi d’amnistie mais sont toujours en détention. Le gouvernement doit donc répondre favorablement à cette exigence du Rassemblement de l’opposition.

Si le pouvoir veut d’un dialogue inclusif, il doit permettre à Katumbi de rentrer sereinement au pays

Concernant le cas de Moïse Katumbi, nous considérons que c’est un acteur politique important dont l’absence au dialogue pourrait avoir une incidence sur le caractère inclusif de ces pourparlers. Si le pouvoir veut vraiment d’un dialogue inclusif, il doit mettre en place des mécanismes pour que l’ancien gouverneur du Katanga [province aujourd’hui demembré] rentre sereinement au pays. Surtout lorsque l’on sait qu’il y a eu plusieurs implications politiques lors de sa condamnation : la juge a avoué qu’elle a subi des pressions. Pis, on ne peut pas parler de « décrispation du climat politique » en instrumentalisant la justice pour obtenir la condamnation des opposants.

Que vous inspire la désignation du docteur Denis Mukwege comme « porte-voix » du mouvement citoyen Filimbi et du Front citoyen 2016 ?

C’est une très bonne chose. À la Lucha, nous avons beaucoup de respect envers le docteur Mukwege. Son combat est très important non seulement pour les femmes qui sont violées depuis plusieurs années à l’Est mais aussi pour la démocratie. Il dispose d’un poids et d’une aura qu’il peut mettre au service de la nation pour parler de droits des femmes, du droit du peuple congolais à la démocratie et à l’alternance. Mukwege n’est pas seulement le porte-voix de Filimbi, il est celui de toutes les personnes qui subissent l’injustice à l’est du pays.

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