Joseph Conrad, l’aventurier ambigu de l’Afrique coloniale
Cité, plagié, imité, analysé, vilipendé, le court roman de Joseph Conrad « Coeur des ténèbres » est sans doute l’oeuvre de fiction la plus fondamentale inspirée par l’Afrique coloniale.
À la fin de sa vie, en 1924, quand il rédige le petit texte intitulé Du goût des voyages, Joseph Conrad se souvient avec acuité d’un épisode précis de son enfance : "Il advint cependant que mon enthousiasme pour la géographie me valut les sarcasmes de mes camarades de classe lorsque, le doigt posé à l’endroit précis qui correspondait au milieu du coeur encore vide de l’Afrique, je leur déclarai tout de go que j’irai là. […] Cela ne devait pourtant pas empêcher, dix-huit ans plus tard, un vilain petit steamer à roue, dont j’avais le commandement, de se retrouver amarré contre la berge d’un fleuve africain."
Le steamer en question s’appelle Le Roi des Belges, le fleuve, c’est bien entendu le Congo, et l’expédition qui se déroule en 1890 sera l’une des dernières du capitaine Conrad avant qu’il bascule dans le monde de l’écriture. Il est d’ailleurs surprenant de noter que le bourlingueur passé par la plupart des mers du monde depuis son départ de Marseille en 1874 a emporté avec lui, au coeur de l’Afrique, le manuscrit de son premier roman, La Folie Almayer. Il ne le terminera qu’à son retour, malade, enchaînant quelques années plus tard avec Un avant-poste du progrès, Lord Jim et Coeur des Ténèbres, entre 1896 et 1899.
La carrière maritime de Joseph Conrad Korzeniowski, qui le conduisit de Marseille au détroit de Torres, de Java à Bornéo et de Singapour à l’Australie, lui offrit sans nul doute une riche matière pour l’écriture de Typhon et du Miroir de la mer. On peut pourtant sans crainte soutenir que l’expérience africaine reste le moment fondamental dans la maturation de l’oeuvre démiurgique du Polonais devenu britannique. Notamment parce que les premiers héros de Conrad furent, plus que des écrivains, des explorateurs – au premier rang desquels l’infâme Henry Morton Stanley et le grandiose David Livingstone.
Dans le coeur palpitant du mal colonial
Mais surtout parce que ce voyage précis lui offre la cruelle occasion d’une descente aux enfers, dans le coeur palpitant du mal colonial. Entre les mythes entretenus autour de ses idoles d’enfant et la réalité des exactions de la Belgique de Léopold II, entre les idéaux de l’aristocrate européen et le quotidien brutal de l’Afrique d’alors, il y a un gouffre qu’il découvre au moment même où il est confronté à l’expérience troublante d’une altérité difficilement compréhensible.
Un climat pesant, une odeur de mort, une ambiance de pillage, le tout sur fond d’incommunicabilité…
Dans le journal extrêmement factuel qu’il tient de son voyage et qui servira de matrice à Coeur des ténèbres, les rares impressions personnelles consignées sont – c’est un euphémisme – dénuées de tout enthousiasme. À propos des Blancs, il écrit : "Passé mon temps à emballer de l’ivoire dans des tonneaux. Occupation idiote. La santé est bonne jusqu’à présent. […] Trait dominant de la vie sociale ici : disent tous du mal les uns des autres."
À propos des Africains, qu’il ne voit guère tant les villages sont distants du fleuve : "Le soir, trois femmes dont une albinos ont traversé le camp. Blanc crayeux horrible avec des tavelures roses. Yeux rouges. Cheveux rouges. Traits extrêmement négroïdes et laids. Moustiques. La nuit, une fois la lune levée, entendu des cris et le battement des tambours depuis des villages éloignés. Mauvaise nuit." Un climat pesant, une odeur de mort, une ambiance de pillage, le tout sur fond d’incommunicabilité, alimenteront son livre le plus célèbre, culminant avec l’agonie de Kurtz et ses derniers mots : "L’horreur ! L’horreur !"
>> Lire aussi : Bande dessinée : "Kongo", la matrice des ténèbres
Déshumanisation
En 1977, cinquante-trois ans après la mort de Conrad, l’écrivain nigérian Chinua Achebe lança une charge violente contre une oeuvre qu’il jugeait profondément raciste avec un pamphlet intitulé An Image of Africa: Racism in Conrad’s Heart of Darkness. Son argument principal : selon lui, les descriptions d’Africains dans le roman comme le fait qu’ils soient quasi privés de langage contribuent à nier leur humanité.
"Toute la question est de savoir si un roman qui glorifie cette déshumanisation, qui prive de personnalité une partie de l’espèce humaine peut être considéré comme une grande oeuvre d’art, écrivait Achebe. Ma réponse est non." Une critique de combat, radicale, qui balaie nombre d’objections avancées par les défenseurs de Conrad. Lesquels mettent en avant le "cordon sanitaire" isolant le narrateur de l’auteur et l’idée selon laquelle l’Afrique ne serait, pour Conrad, qu’un décor lui permettant d’explorer les forces du mal à l’oeuvre dans le coeur des hommes.
Critique littéraire contemporain, Boniface Mongo-Mboussa adopte une position plus nuancée sur le sujet : "Le texte que j’ai lu en premier, c’est Un avant-poste du progrès, et je le préfère à Coeur des ténèbres, car la critique de la colonisation y est forte et le statut de l’Africain moins caricatural, dit-il. Quand j’ai lu Coeur des ténèbres pour la première fois, je n’ai pas compris pourquoi on en faisait un chef-d’oeuvre. C’est peu à peu que la complexité de la question du mal, dans le texte, a commencé à m’obséder." En réalité, Conrad n’est pas à proprement parler "inspiré" par l’Afrique : il est transformé par la partition mortelle qui se joue sur les berges du Congo, entre Noirs et Blancs, entre exploitants et exploités. "Ce qui l’intéresse, c’est comment l’homme civilisé peut tomber dans la barbarie, poursuit Mongo-Mboussa. Le Congo est secondaire, les Noirs sont passifs, le décor sert essentiellement à mettre en valeur la tragédie de Kurtz. Mais je ne crois pas qu’il soit fondamentalement raciste : il est le produit de son époque et il a horreur du mal."
Constamment cité, sujet à de riches et multiples interprétations, Coeur des ténèbres compte parmi les ouvrages les plus fertiles de la littérature britannique. La liste serait longue des films, romans, bandes dessinées, pièce de théâtre, essais et autres qui doivent leur existence à ce court roman. Avec un humour provocateur, Boniface Mongo-Mboussa va jusqu’à affirmer : "Au fond, c’est Conrad qui crée Chinua Achebe !" Mais qu’ils s’opposent à lui ou s’en inspirent, la plupart des descendants de Conrad courent le risque de simplifier son propos, versant dans cette caricature même qu’il cherchait à éviter.
Peut-être n’avons-nous pas assez chanté le Congo comme Hölderlin chanta le Rhin, se demande Boniface Mongo-Mboussa.
"Quand Jean Nouvel imagine le Musée du quai Branly à Paris, cette rivière qui conduit aux galeries consacrées à l’Afrique, c’est encore du Conrad !" poursuit le critique, chagriné par le fait que le fleuve Congo soit toujours, aujourd’hui, associé aux ténèbres. "La situation politique n’y est sans doute pas pour rien, mais cet espace a été vidé de sa dimension esthétique, de sa beauté, alors qu’il n’y a pas photo, c’est un fleuve majestueux qui apporte la vie… Peut-être n’avons-nous pas assez chanté le Congo comme Hölderlin chanta le Rhin."
Au fond, sans doute Joseph Conrad aimait-il trop la mer pour s’enticher d’un pauvre ruban d’eau douce. De Kinshasa, il écrit en septembre 1890 à Marguerite Poradowska : "Je crois que j’ai la nostalgie de la mer, l’envie de revoir ces plaines d’eau salée qui m’a si souvent bercé, qui m’a souri tant de fois sous le scintillement des rayons du soleil par une belle journée, qui bien des fois aussi m’a lancé la menace de mort à la figure, dans un tourbillon d’écume blanche fouettée par le vent sous le ciel sombre de décembre." Voilà une bonne raison de se replonger dans Le Nègre du Narcisse, autre roman du Polonais, troublant et fascinant d’ambiguïté.
Un réservoir d’histoires
Entre l’Afrique et les écrivains occidentaux, allez savoir pourquoi, c’est une longue histoire ! Peut-être Conrad est-il en partie responsable de cette fascination, mais on ne compte plus les auteurs ayant trouvé l’inspiration sur le continent. Il y eut Gide et Céline, Lawrence Durrell et Karen Blixen, des générations d’auteurs transformés et enrichis par leur rencontre avec des paysages extraordinaires, des drames humains et des manières différentes d’envisager le monde. Aujourd’hui, bien des écrivains continuent d’y chercher la matière première de leurs histoires.
Des exemples ? John le Carré avec La Constance du jardinier, Giles Foden avec Le Dernier Roi d’Écosse, Patrick Deville avec Equatoria, Donald E. Westlake avec Kahawa, Russell Banks avec American Darling, J.M.G. Le Clézio avec L’Africain, Caryl Férey avec Zulu… Sans doute doit-on s’en réjouir, mais force est de constater que, souvent, l’inspiration vient encore, et principalement, des ténèbres : violence, guerre, dictature, maladie…
Coeur des ténèbres, de Joseph Conrad, Éd. des Équateurs, 206 pages, 17 euros
Du goût des voyages, suivi de Carnets du Congo, de Joseph Conrad, Éd. des Équateurs, 130 pages, 12 euros
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus – Culture
- Algérie : Lotfi Double Kanon provoque à nouveau les autorités avec son clip « Ammi...
- Stevie Wonder, Idris Elba, Ludacris… Quand les stars retournent à leurs racines af...
- RDC : Fally Ipupa ou Ferre Gola, qui est le vrai roi de la rumba ?
- En RDC, les lampions du festival Amani éteints avant d’être allumés
- Bantous : la quête des origines