Côte d’Ivoire : Abidjan, la vi(ll)e en numérique
La métropole ivoirienne n’est pas que le repaire international des « brouteurs », ces brigands du web. Abidjan est aussi la capitale africaine des geeks. Passionnés de technologie, toujours connectés, souvent créatifs, ils ont des looks, des méthodes et des lieux bien à eux.
"Geek" (prononcer "guik"), terme anglo-américain signifiant "fou de", désigne, selon Le Petit Larousse, un "fan d’informatique, de science-fiction, de jeux vidéo, etc., toujours à l’affût des nouveautés et des améliorations à apporter aux technologies numériques". Si vous ne vous reconnaissez pas dans cette définition, certes un peu vague, réfléchissez un instant et vous penserez forcément à une personne de votre entourage qui répond à ce portrait.
Depuis l’émergence d’internet, impossible en effet d’échapper à ces geeks, souvent caricaturés en introvertis mordus d’ordinateur, qui pullulent aux quatre coins du monde. Bien sûr, l’Afrique n’est pas épargnée par le phénomène et, à Abidjan, ils sont de plus en plus nombreux et de plus en plus visibles. Organisation d’afterworks (soirées où l’on se rend juste après sa journée de travail pour rencontrer des gens et boire un verre), de conférences, de concours et même d’une Fashion Geek en avril dernier, tout est bon pour se regrouper, partager sa passion du web et des nouvelles technologies, et même refaire le monde.
Être ou ne pas être geek
"Il faut tout de même se méfier du terme, qui est utilisé à tort et à travers. Les gens confondent souvent le fait d’être un acteur du web ou de l’informatique et celui d’être un véritable geek", explique Bacely Yorobi, 26 ans, développeur et expert en stratégie web, fondateur de la start-up SocialSpot. "On peut être geek sans avoir jamais travaillé dans l’un de ces secteurs. En fait, cela signifie simplement être un passionné des technologies dans leur ensemble."
Quant à savoir si Bacely Yorobi se définit lui-même comme cela… "Un geek ne dit pas qu’il est geek", répond-il. Sous un soleil de plomb, attablé à la terrasse d’un restaurant en plein centre du quartier d’affaires du Plateau, le jeune entrepreneur se distingue : bob sur la tête, sweat-shirt à capuche, pantalon baggy, baskets, sac à dos volumineux renfermant, entre autres, son ordinateur… Peu importe si certains trouvent cet attirail bizarre, Bacely Yorobi assume : "C’est une non-mode, qui est notre mode à nous !" plaisante-t-il.
Avec un débit impressionnant ponctué d’anglicismes, il raconte les origines de SocialSpot : "Pendant la crise postélectorale, je suis allé à l’intérieur du pays, et il n’y avait pas internet. J’en suis tombé presque malade, j’étais comme un "addict" à qui il manquait sa dose !… Je me suis donc dit qu’il fallait trouver une solution pour qu’internet soit gratuit partout et pour tous, grâce à des points d’accès wi-fi en libre service disséminés dans les villes ivoiriennes."
Bacely Yorobi est encore à la recherche de business angels, "trop rares dans le secteur abidjanais des nouvelles technologies", pour développer sa start-up. Son modèle économique est simple : "Les utilisateurs de ces bornes wi-fi gratuites sont autant de cibles de choix pour les annonceurs. Donc, d’un côté on offre un service non payant, et de l’autre un trafic de bonne qualité."
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Ingénieur en informatique
Autre lieu, autre geek. Rendez-vous est pris à Cocody, dans un salon de thé, avec un artiste qu’on ne présente plus : Paul Sika. Repéré en 2009 par le rappeur américain Kanye West, le photomaker, comme il se définit lui-même (il prend des photos qu’il retravaille ensuite), est rapidement devenu une référence, "un prodige du multimédia", selon le New York Times.
Ses images ont été exposées dès 2012 à la galerie Cécile Fakhoury, à Abidjan, elles "tournent" actuellement en Suisse et en France. Et si sa patte est reconnaissable entre mille, c’est parce qu’il a acquis une technique bien singulière, entre mise en scène cinématographique, photographie et postproduction sur ordinateur (avec le logiciel Photoshop).
"Je suis un amoureux de l’ordinateur, de ses capacités très proches du mind [de l’esprit]. Ce que je préfère, c’est la fonction "Ctrl + Z", une version numérique de la rédemption ! explique-t-il en riant derrière ses petites lunettes et sous son pull ajusté. On peut essayer quelque chose et revenir en arrière. on peut se tromper, rater, gommer, sauvegarder, attendre, mettre de côté et revenir. C’est extraordinaire. Je n’aurais d’ailleurs sûrement pas commencé la photographie s’il n’y avait pas eu le numérique, car je trouvais l’analogique trop lent, trop statique. Le numérique, lui, permet d’insuffler du mouvement, de la rapidité."
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L’Abidjanais se préparait à une carrière d’ingénieur en informatique (il est diplômé en génie logiciel de l’université de Westminster). À 29 ans, il est devenu un artiste digital reconnu qui assume sa "geekitude". Fan de mangas, de jeux vidéo, de films de science-fiction, il cite des extraits de discours de Steve Jobs, le défunt patron d’Apple, ou des passages du Seigneur des anneaux, la célèbre trilogie de Tolkien, et explique son amour pour les nouvelles technologies par "le potentiel d’expression et de connexion à l’ensemble de l’humanité" qu’elles offrent.
Une manière de dire que les moyens comptent peu au regard de la fin. "D’ailleurs, ajoute-t-il, si l’on passait à un monde où les hommes communiquent par télépathie, je pense que je ne serais plus intéressé par l’ordinateur. Et c’est la même chose pour les jeux vidéo : le jour où un appareil nous permettra de vivre nos rêves ou d’autres réalités virtuelles sans encourir le moindre danger, les jeux vidéo n’auront plus de raison d’être."
Être toujours au courant de ce qui se passe
Retour à la réalité, justement, avec Isabelle Guipro, 32 ans. Le soleil vient de se coucher sur Abidjan et elle sort tout juste du travail. Elle est comptable en entreprise. Un boulot pas très passionnant, mais utile "pour avoir pied sur caillou", comme disent les Ivoiriens ("pour vivre correctement"). Dès qu’elle a le temps, la jeune femme assiste aux événements geeks d’Abidjan, quand elle ne participe pas à leur organisation. Elle non plus n’aime pas qu’on lui colle une étiquette. "Il est vrai que les gens me qualifient souvent de "geekette", reconnaît-elle. Mais je me soigne !" Au quotidien, Isabelle Guipro met aussi ses compétences et ses connaissances numériques au service d’artisans ivoiriens pour promouvoir leurs produits à l’export.
D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle a toujours aimé l’informatique et a eu la chance d’avoir une éducation moins stéréotypée que beaucoup d’autres jeunes Ivoiriens. "Mes parents m’offraient à la fois des poupées, des ordinateurs et des jeux en tout genre, que je démontais souvent pour savoir comment ils fonctionnaient", raconte la jeune femme. Fan de mangas elle aussi et de séries télé (même si elle ne regarde presque jamais la télévision), elle est complètement "droguée" à l’internet.
Impossible de se rendre à un événement, d’aller dans un quartier ou dans une ville qui ne soient pas "connectés", car il est essentiel d’"être toujours updated [au courant], de savoir ce qui se passe dans le monde."
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