Musique : trois siècles de métissages entre l’Occident et l’Afrique

Qu’est-ce qui rapproche le Français Camille Saint-Saëns de l’Américain Herbie Hancock et de l’Autrichien György Ligeti ? Leur intérêt pour les chants et les rythmes du continent.

Herbie Hancock emprunte des techniques voco-instrumentales aux Pygmées. © THOMAS LOHNES / DDP/ AFP

Publié le 12 janvier 2015 Lecture : 5 minutes.

Toute la musique qu’on aime, elle vient de là, elle vient du blues… et des esclaves africains déportés en Amérique ? En réalité, l’histoire des métissages musicaux entre l’Afrique et l’Occident, bien plus longue et complexe, commence aux XVIIe et XVIIIe siècles. Lorsque le continent est évoqué dans les œuvres musicales, théâtrales et littéraires de cette période, c’est sous une forme fantasmée qui permet de souligner la grandeur de l’Europe.

L’évocation de l’Afrique dite proche – le Maghreb – sert avant tout de décor dramaturgique permettant d’aborder des thèmes au centre des interrogations de l’époque tels que le despotisme, le sérail ou la religion. C’est le cas notamment dans Le Bourgeois gentilhomme, dont la musique a été composée par Jean-Baptiste Lully (1670), ou encore dans L’Enlèvement au sérail, de Mozart (1782).

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Il faudra en réalité attendre la fin du XIXe siècle, avec l’invention du ­phonographe et la reproductibilité des œuvres sonores – puis, plus tard, les Expositions coloniale internationale de 1931 et ­universelle de 1937 -, pour qu’une réelle fascination pour les musiques ­africaines s’empare des grands compositeurs ­européens. Le Français Camille Saint-Saëns, dont la renommée internationale de ­pianiste le conduit à voyager aux quatre coins de la planète, sera l’un des pionniers. Dans sa fabuleuse et assez méconnue fantaisie Africa, entamée à Cadix en 1889 et achevée deux ans plus tard au Caire, il multiplie les références nord-africaines.

Fantasy Africa, Camille Saint-Saëns.

En 1895-1896, à Louxor, il compose son cinquième et dernier concerto pour piano, dit l’Égyptien, dans lequel il déploie des mélopées arabes empruntées directement à son vécu. « Le passage en sol est un chant d’amour nubien que j’ai entendu chanter par des bateliers sur le Nil, alors que je descendais le fleuve en dabahieh », écrira-t-il. Une anecdote qui préfigure déjà le lent effacement des cloisons artificielles érigées entre musique savante et musique populaire.

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L’Égyptien, Camille Saint-Saëns.

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En matière d’échanges musicaux entre Nord et Sud, le moment le plus connu est sans doute l’avènement, dans la culture populaire, du blues et du gospel, genres musicaux africains-américains exprimant les douleurs individuelles et collectives liées à l’esclavage, à la ségrégation. Dans Bob Marley, destin d’une âme rebelle, le journaliste Francis Dordor voit d’ailleurs dans la figure charismatique du reggaeman jamaïcain celle qui a fait fusionner les postures émotionnelles de ces deux genres pour développer une psychologie « qui vise à se projeter au-delà de la tragédie, à considérer l’après et non l’avant ».

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Bien qu’unis par ce lien historique traumatique, ces genres musicaux n’utilisent pas directement des techniques musicales africaines. Ils sont plutôt issus des musiques populaires européennes apportées par les immigrés qui composent la majeure partie de la population nord-américaine, n’évoquant le continent africain que de manière narrative. « On constate que moins il y a d’africanisme dans la musique, plus il y a de revendication identitaire, et inversement », expliquait au journal Libération en avril 2014 le musicologue Emmanuel Parent, commissaire de l’exposition « Great Black Music ».

Dans les années 1940, un tournant important s’opère lorsque le jazz réhabilite les polyrythmies africaines (superposition de plusieurs rythmes) et qu’éclôt le mouvement be-bop. En 1973, Herbie Hancock, avec son groupe de jazz-funk, les Headhunters, utilise même une technique musicale africaine traditionnelle. Il réenregistre son standard « Watermelon Man » (1962) en le faisant commencer par une ligne mélodique syncopée qui reprend la technique voco-instrumentale dite du hoquet empruntée aux Pygmées, consistant à alterner notes chantées et notes jouées avec un instrument. Un mariage musical valant reconnaissance de la part d’un jazzman de la trempe de Hancock, qui souhaite mettre en exergue l’interaction rythmique des instruments.

Watermelon Man, Herbie Hancock.

La complexité de la polyphonie pygmée a toute sa place ici, car elle repose sur la répétition et les variations autour d’un même thème par de nombreuses voix, dont les entrecroisements finissent par donner l’impression d’entendre une évolution musicale infinie. Une musique qui, selon l’ethnomusicologue allemand Simha Arom, est comparable, « aussi bien par la complexité rythmique que par les règles qui régissent la polyphonie, à certaines formes savantes qui avaient cours en Europe entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle ».

Cet intérêt pour les musiques traditionnelles extraeuropéennes s’est accentué chez les compositeurs occidentaux dans les années 1980. « Ces techniques [hétérophonies, polyphonies et poly­rythmies] ont généré dans leurs œuvres des combinaisons rythmiques symétriques et asymétriques fondées sur une organisation des structures par addition ou par multiplication des unités élémentaires, qui ensuite sont décalées ou juxtaposées pour provoquer des combinaisons irrégulières et régulières », explique Apollinaire Anakesa Kululuka dans son article « La world music savante : une nouvelle identité culturelle de la musique contemporaine ? ».

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Les concepts du sacré, du rituel et du mythe en musique

Les oeuvres de compositeurs comme l’Autrichien György Ligeti, l’Italien Luciano Berio et l’Américain Steve Reich en sont les exemples les plus illustres. Le premier, dès les années 1980-1990, va s’intéresser à l’organisation polyphonique et polyrythmique des musiques traditionnelles subsahariennes, en particulier celle des répertoires de trompes des Bandas Lindas de la République centrafricaine et celle des répertoires des xylophones amadinda et akadinda des musiciens du sud de l’Ouganda. L’étude de ces répertoires va lui ouvrir de nombreuses perspectives dans son travail de généralisation du contrepoint, mélodique et rythmique, « comme forme d’organisation du discours musical », analyse Philippe Albèra sur le site de l’Ircam.

Dans Electric Counterpoint (1987), Steve Reich, pionnier du minimal art américain, utilise lui aussi un thème et des structures musicales des Bandas Lindas. Il y traite les éléments dans un style néotonal de forme canon, avec le « déphasage » de petites cellules mélodicorythmiques récurrentes. Dès 1962, après la lecture de Studies in African Music, d’A.M. Jones, Reich est convaincu : « C’est la musique non occidentale en général, et en particulier les musiques africaine, indonésienne et indienne, qui fourniront de nouveaux modèles structuraux aux musiciens occidentaux. Mais elles ne constitueront pas de nouveaux modèles sonores. »

Electric Counterpoint (1987), Steve Reich.

Ligeti ne fera pas que s’inspirer de la technique, il va aussi s’intéresser aux éléments de pensée qui sous-tendent ces musiques traditionnelles. « Les concepts du sacré, du rituel et du mythe en musique, si présents dans nombre de cultures extraoccidentales, ont aussi intéressé les compositeurs. Cela leur a permis, par la même occasion, de renouer avec le sacré ou le fond spirituel, magique et mythique de leur art musical moderne fondé, surtout, sur la culture du divertissement », explique Anakesa Kululuka.

Real World, le label qui a changé la donne

En 1989, le monde de la pop voit arriver un nouvel acteur dans l’industrie du disque, le label Real World, fondé par le Britannique Peter Gabriel. Le pari de l’ex-chanteur de Genesis était de donner à entendre en Europe le reste du monde. Certes, les synthétiseurs ont été de la partie au début, les rythmes traditionnels simplifiés, mais cette initiative a permis de susciter l’engouement du public européen pour des artistes comme Youssou Ndour ou Daby Touré. Peu à peu, le concept de « world » s’est transformé, désignant aussi bien la pop que le registre traditionnel ou encore urbain. Critique envers Real World, l’ex-chanteur de Blur, Damon Albarn, aurait-il pu mener la belle aventure Africa Express (série de rencontres entre des musiciens africains et européens) sans le travail préalable de son aîné ? Pas si sûr.

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