Kapuscinski, un (autre) Polonais sous les tropiques
De tous les journalistes occidentaux passés par l’Afrique, Ryszard Kapuscinski fut sans doute le premier à développer une vision nourrie d’empathie et débarrassée de toute condescendance.
Le continent africain n’a cessé d’attirer les écrivains-voyageurs occidentaux, qui, bien évidemment, n’y ont jamais vu la même réalité. Certains y ont traîné leur nostalgie, qu’ils ont accolée aux paysages brumeux de l’Afrique centrale. D’autres, comme Louis-Ferdinand Céline, en ont fait le théâtre d’une condition humaine absurde et détestable. Et puis, il y a l’incontournable Ryszard Kapuscinski.
Qui mieux que lui pour incarner le lien entre une Afrique réelle et une autre fantasmée ? Depuis sa Pologne natale, alors qu’il est jeune journaliste, "Kapu" est envoyé pour la première fois en Afrique pour couvrir l’accès à l’indépendance du Ghana, en 1957. Dès lors, il s’accorde un rapport au temps plus "lâche, élastique, subjectif" qui influencera son écriture impressionniste, attentive aux détails, fourmillant de descriptions et de scènes, parfois au plus près des héros postindépendances.
Dans ses textes, il se pose lui-même en héros flegmatique, amusé et bourré d’empathie. Il aime se décrire au beau milieu du désert luttant contre un serpent mortel, gérant une panne de voiture sous un soleil de plomb, ou bête curieuse au beau milieu d’une foule (forcément) oisive. Kapuscinski n’est pas mû par la haine indifférenciée d’un Louis-Ferdinand Céline, dont la misanthropie sans frontières moque le colon autant que l’"indigène" dans Voyage au bout de la nuit – une plongée cruelle, acide, dans la touffeur de l’Afrique centrale.
De l’Afghanistan aux rives du Congo
Kapu n’a pas non plus la naïveté contrariée d’une Annemarie Schwarzenbach. La jeune reportrice, compagne de la photographe écrivaine Ella Maillart, est dévorée par la cruauté de son époque. Après l’Afghanistan, le Liban, la Syrie, elle arrive au Congo belge en 1941, avec l’espoir de travailler comme correspondante de guerre et de rejoindre les Forces françaises libres. Ses plans sont contrariés. Au Congo, elle traîne sa mélancolie et s’éloigne du récit formel : l’écriture contemplative prend le pas sur le réel, la journaliste se fait poète.
Comme si le continent avait sur elle un effet de mise au pas et l’aidait à entreprendre un retour sur elle-même. Son parcours ne fut d’ailleurs que fuite – pour échapper au nazisme, aux esprits étriqués, au confort bourgeois, aux amours contrariées. De l’Afghanistan aux rives du Congo, Schwarzenbach trouve dans l’héroïne son salut et son bourreau. En Afrique, elle paraît retrouver un semblant de calme, laissant libre cours à son écriture comme à sa nostalgie. Elle remonte le Congo, se perd aux frontières du Soudan et du Tchad. On ignore quelle empreinte ce séjour aurait laissée sur son oeuvre : Rives du Congo est son dernier récit, ultime tentative pour s’ancrer au monde. Schwarzenbach meurt d’un accident à son retour en Suisse, à 34 ans.
Kapuscinski, lui, laisse peu transparaître ses états d’âme. Il ne s’érige pas en porte-parole d’une idéologie.
Kapuscinski, lui, laisse peu transparaître ses états d’âme. Il ne s’érige pas en porte-parole d’une idéologie, alors que certains pays d’Afrique subissent les conséquences de la guerre politico-idéologique que se livrent les États-Unis et l’URSS. S’il est sans concession sur les ravages de la colonisation, lui, le Blanc, ne parvient pas "à [se] sentir coupable". Le journaliste peut être fauché, il se réjouit d’habiter loin des "ghettos de Blancs" dans lesquels sont parqués les expatriés européens, qu’il décrit bouffis de suffisance. En témoin lucide et désolé, il s’acharne à décrire un continent en friche. Mais avec lui, la réalité n’a rien d’aride.
Kapuscinski a eu la chance de traverser le continent lorsque ce dernier était ébranlé par ses indépendances tout juste acquises (17 rien qu’en 1960), au sein de frontières dénuées de toute logique. Tout était à créer, tout était pour demain.
Les gouvernants comptent leurs limousines pendant que le peuple meurt de faim
En 1962, le reporter ouvre un bureau pour l’agence de presse polonaise PAP à Dar es-Salaam (Tanganyika). Peu à peu, l’enthousiasme des premières années de liberté fait place aux guerres vengeresses, aux putschs à répétition – Zanzibar, Nigeria… Le reporter ne se fait pas d’illusions sur les motivations des gouvernants qui accèdent au pouvoir. Écoeuré, il les décrit bedonnants, avides, comptant leurs limousines, pendant que le peuple meurt de faim et d’incertitude. Loin d’être un agencier qui se contenterait d’un exposé froid des faits, le journaliste prend le temps de décrire ses impressions, ses rencontres fortuites qui résument toute la complexité d’un pays plongé dans une guerre civile.
"Séparés dans la lutte pour le pouvoir, ils étaient unis dans le mensonge", dit-il de Haïlé Sélassié et de son tombeur, Mengistu, en 1975. Évoquant Amin Dada, en 1966, il se dit tétanisé par le parcours du jeune broussard devenu tyran, tout comme par celui d’autres dictateurs parvenus au pouvoir avec l’assentiment des puissances occidentales. Il fait face à ses peurs, qu’il délivre parfois au compte-gouttes : c’est dans la guerre du Liberia qu’il semble être le plus sincère, le plus déboussolé par l’horreur dans laquelle plonge le pays.
De Kapuscinski, ce sont bien les textes africains que l’on retient. Une vision lumineuse, critique, aimante. "Le problème de l’Afrique, c’est la contradiction entre l’homme et son environnement, entre l’immensité de l’espace et son habitant, un homme sans pouvoir, nu-pieds, misérable. Dans quelle direction se tourner ? Partout c’est le désert, la solitude, l’infini", écrit-il dans Ébène.
Celui pour qui "le journalisme est une mission, pas une carrière" aura aussi été le témoin des changements dans la pratique de son métier. Parfois, comme l’a écrit le journaliste polonais Artur Domoslawski dans une biographie parue en 2011, il a pu se laisser aller à narrer quelques "mirages". Mais ces derniers servent le récit et facilitent la compréhension du monde qu’il décrit, portant au firmament la profession de foi d’un journaliste européen qui a voulu raconter la douloureuse et complexe histoire africaine du XXe siècle.
Dans le nu de l’Afrique
De Sarajevo, d’où il était revenu blessé par un sniper, Jean Hatzfeld avait tiré un premier récit, L’Air de la guerre, paru en 1994. Mais après avoir couvert la terrible réalité du génocide rwandais, Jean Hatzfeld n’a sans doute guère eu d’options : le déni, la folie ou la littérature. À son retour, durement éprouvé, il explore ses interrogations pour donner naissance à une trilogie magnifique. Dans le nu de la vie, Une saison de machettes et La Stratégie des antilopes donnent la parole aux rescapés du génocide comme à leurs bourreaux, dévoilant les mécanismes qui conduisent des voisins à s’entre-tuer.
Là où le journaliste ne dispose que d’un temps et d’un espace réduits, l’écrivain peut s’offrir une liberté de narration sans limites. Ce dont Hatzfeld a été le témoin ne pouvait tenir dans les pages étriquées de son journal ni s’exprimer par les "techniques" d’écriture journalistique. Face à un génocide, les questions sont trop nombreuses, la quête sans fin. Hatzfeld, qui est aussi romancier, n’a eu d’autre choix que de se consacrer à son obsession et d’en faire son oeuvre, sa vie.
Oeuvres, de Ryszard Kapuscinski, Flammarion, 1478 pages, 35 euros
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