Peinture : Picasso envoûté par les fétiches
En 1907, au Musée d’ethnographie du Trocadéro, face à « l’art nègre », Picasso avoue avoir compris le sens de la peinture. Les trouvailles des artistes africains l’accompagneront pendant toute sa vie.
En mars 1906, André Derain traverse la Manche pour peindre Londres, et donner des couleurs fauves à Big Ben ou au pont de Waterloo. Entre deux toiles, une visite au British Museum va considérablement l’ébranler. Il découvre stupéfait dans les vitrines du musée des objets "pharamineux, affolant[s] d’expression". Dans une lettre à Matisse, il décrit "entassés pêle-mêle […] les Chinois, les Nègres, de la Guinée, de la Nouvelle-Zélande, de Hawaï, du Congo" qui le bouleversent. "L’art nègre" ne désigne alors pas seulement l’art africain, mais tout ce qui concerne globalement les arts "exotiques", alors peu connus des Occidentaux.
"Je fus obligé de sortir tellement j’avais les idées confuses devant tout cela", avoue Derain. Si le peintre est autant agité, c’est parce qu’il a eu, face à ces oeuvres "sauvages", l’intuition qu’une autre forme de représentation, plus dépouillée, était praticable ; qu’il était envisageable pour l’artiste de "ne plus rien faire qui représente quelque chose". Bref, il a conçu la possibilité de l’abstraction… qui n’apparaîtra qu’environ cinq années plus tard. Dans une autre lettre à Matisse, il note : "Nous sommes peut-être une génération heureuse en ce sens qu’elle est peut-être la seule qui se soit aperçue que la pierre, la couleur, n’importe quelle matière […] avait une vie propre, indépendante de celle qu’on lui faisait représenter."
Ce n’est donc pas Picasso qui découvre l’art africain. Cependant, le jeune Pablo, installé dans son atelier du Bateau-Lavoir, à Montmartre, alors le coeur du Paris des artistes, va être rapidement alerté de l’intérêt de ces nouvelles formes. Derain, qui rencontre l’Andalou peu après son retour de Londres par l’intermédiaire du poète Apollinaire, lui a vraisemblablement fait part de ses découvertes.
On sait en tout cas de manière certaine qu’Henri Matisse a éveillé son intérêt. Le Français a acheté en novembre une petite statuette vilie, issue du Congo, à Émile Heymann, surnommé "le négrier de la rue de Rennes", vendeur de "curiosités et d’armes des sauvages", et l’a présentée à Picasso. La sculpture, avec ses orbites obturées par des coquillages, impressionne l’Espagnol. Suffisamment pour qu’il réalise peu de temps après l’avoir admirée un Autoportrait à la palette et plusieurs portraits de femmes dont les regards étrangement vides reproduisent l’effet observé sur l’oeuvre congolaise.
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L’art réalisé dans un dessein magique
Pour Picasso, il ne s’agit encore que d’expérimentations ponctuelles à partir de l’observation de quelques pièces africaines, qui ne modifient pas profondément sa manière de peindre. Il faut attendre la fin du printemps 1907 pour qu’il aille visiter, sur les conseils de Derain, le Musée d’ethnographie du Trocadéro à Paris, et connaisse une véritable illumination.
En pénétrant dans ce vieil établissement en manque de financement, Pablo, cité par sa compagne Françoise Gilot, se souvient d’avoir été "déprimé par l’odeur de moisi et d’abandon" qui le saisit à la gorge. "J’aurais voulu partir tout de suite, mais je me suis forcé à rester et à examiner ces masques, tous ces objets que des hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique."
Ce jour-là, comme Derain avant lui, il éprouve un choc. Il avoue avoir compris face à l’art africain "le sens même de la peinture : […] une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs". Selon son biographe attitré, Pierre Daix, ce serait à partir de ce moment-là que l’artiste aurait commencé à étoffer sa collection personnelle en masques et statuettes.
On peut néanmoins se demander en quoi les années 1906-1907 constituent une période charnière pour les Occidentaux. Après tout, les oeuvres africaines étaient connues depuis longtemps des explorateurs et des colons. Le marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler a expliqué que Matisse, Picasso et Derain étaient les premiers à voir dans ces masques et statues des oeuvres d’art, alors que "les amateurs de curiosités qui [les] avaient précédés ne voyaient dans leurs acquisitions que des magots pittoresques". "Il y a eu une rupture fondamentale à ce moment-là, renchérit Laurence Madeline, conservatrice au Musée d’art et d’histoire de Genève, qui a assuré le commissariat d’une exposition "Picasso et l’Afrique" présentée à Johannesburg en 2006.
Pour la première fois, ces formes d’expression n’étaient pas considérées comme inférieures. Picasso, d’ailleurs, ne dit pas que ces oeuvres sont réalisées par des faiseurs, des sorciers ou de simples artisans : il emploie explicitement l’expression "artistes africains". Pour lui, qui aboutit rapidement à une déhiérarchisation des arts, ce type de création n’est pas moins noble qu’une autre, il la place sur le même plan que la production académique européenne, les comics américains ou l’art ibérique."
Lorsque des visiteurs entrent dans l’atelier de Picasso, en 1907, tandis qu’il travaille à l’élaboration des Demoiselles d’Avignon, un tableau considéré aujourd’hui comme le point de départ du mouvement cubiste et l’un de ses chefs-d’oeuvre, ils sont… horrifiés. Daniel-Henry Kahnweiler rapporte que la manière brutale qu’avait Pablo de simplifier les formes avait quelque chose de sauvage, de barbare, et que certains "croyaient voir des Noirs" !
De nombreux rapprochements ont été réalisés depuis entre les figures peintes et des oeuvres africaines. Une tête évoque l’apparence lunaire d’un masque étoumbi de l’actuelle République du Congo. Une autre a les mêmes yeux globuleux qu’un masque pende, un peuple bantou d’Afrique centrale, et est divisée, comme lui, en son milieu, colorée différemment sur sa partie gauche et sur sa partie droite. Une dernière demoiselle, enfin, a le nez allongé, la bouche tendue, les orbites vides d’un masque dan.
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Une source d’inspiration
Pourtant, Picasso a toujours nié avoir été influencé par l’art africain pour peindre sa première oeuvre cubiste. "Il n’y a pas d’art nègre dans Les Demoiselles d’Avignon", a-t-il plusieurs fois affirmé (il aura même cette formule provocatrice : "L’art nègre ? Connais pas"). Le rapprochement stylistique est pourtant troublant. "Le processus créatif est un phénomène complexe, explique Virginie Perdrisot, conservatrice au Musée Picasso, notamment chargée de sa collection personnelle – dont une dizaine de coiffes, statuettes et masques africains.
Ce qu’on peut dire, c’est qu’il possédait déjà des pièces africaines, qu’il avait été ébranlé par sa visite au Trocadéro. L’art dit primitif a forcément été un déclencheur, il lui a permis d’exprimer une certaine radicalité, une simplification des formes. Mais il s’agit d’une source d’inspiration parmi d’autres, notamment l’art ibérique, qui compte beaucoup pour lui au même moment."
Picasso met en fait quelques années à "digérer" sa découverte de l’art africain. En 1912, de passage à Marseille avec Braque, il achète plusieurs objets "nègres", dont un masque wobé provenant de Côte d’Ivoire. Cette tête a la particularité de jouer sur l’inversion des volumes : le creux des orbites se change en cylindre en relief. L’artiste s’en servira pour plusieurs oeuvres cubistes : ainsi, dans sa sculpture Guitare-assemblage, toutes les parties vides de l’instrument de musique prennent du volume. À partir de cette date, selon Pierre Daix, l’Espagnol ne cessera de revenir puiser à la source africaine pour électriser ses créations.
Cette réappropriation par des maîtres européens (Picasso, Matisse…) va évidemment contribuer à populariser l’art du continent noir. Mais il faudra encore des décennies avant qu’il jouisse d’une meilleure reconnaissance. Le 11 novembre, lors d’une vente aux enchères menée par Sotheby’s à New York, une statuette en provenance du Burkina Faso ou de la Côte d’Ivoire s’est envolée à 12 millions de dollars (environ 9,7 millions d’euros). Nous sommes loin du temps où Picasso et ses camarades de palette s’achetaient leurs premières statuettes sur les marchés pour une bouchée de pain.
Une myriade d’artistes inspirés par la "magie africaine"
Picasso n’est évidemment pas le seul à avoir été touché par la grâce de "l’art nègre" au début du XXe siècle. Son comparse cubiste Georges Braque s’est aussi inspiré de la stylisation des oeuvres africaines, par exemple pour son Grand Nu, réalisé entre 1907 et 1908, dont les orbites creuses évoquent les masques primitifs. Un autre peintre bohème, Modigliani, s’inspire plus précisément des masques fangs du Gabon : les visages qu’il peint à partir de 1915, avec leurs yeux vides, en amande, leur long nez et leur bouche résumée à un trait, sont très proches de ces oeuvres.
En sculpture aussi, le continent noir essaime : Constantin Brancusi, par exemple, s’inspire des bois sculptés pour créer des pièces dépouillées mettant en valeur la matière brute, comme Adam et Ève, une sorte de totem en bois jouant sur le contraste entre formes anguleuses (masculines) et courbes sensuelles (féminines). Parfois, ce sont des mouvements artistiques dans leur ensemble qui s’appuient sur "l’art nègre". Le groupe surréaliste se passionne ainsi pour les arts primitifs en général – André Breton et Paul Éluard préférant les créations océaniennes ou mélanésiennes. Ils n’y voient pas qu’une esthétique plaisante, ils veulent réhabiliter ces créations, les "prendre au sérieux" et les comprendre. Ils se passionnent pour le caractère magique des fétiches primitifs et leur intégration à la vie quotidienne.
Parmi eux, Man Ray est sans doute l’artiste qui livre les images les plus marquantes. On pense à la photographie Noire et Blanche, issue d’une série de 1926 sur laquelle on voit le visage blanc du modèle Kiki de Montparnasse couché sur une table, à quelques centimètres d’un masque africain couleur d’ébène, comme un négatif de cette jolie frimousse neigeuse. Man Ray n’hésite pas à mettre en parallèle une beauté blanche et une autre noire à un moment où cela ne va pas encore de soi.
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