Crise des médias : la lente décomposition des tigres de papier
La multiplication des titres ne doit pas faire illusion : la presse traditionnelle résiste de plus en plus difficilement à la concurrence du numérique. Baisse continue des ventes, effondrement des recettes publicitaires… C’est sa survie même qui est en jeu.
Encore un coup de tonnerre dans le ciel déjà menaçant de la presse française : ancêtre prestigieux des newsmagazines français, L’Express est à vendre – une fois de plus ! Ou plutôt à acheter, car le groupe belge Roularta, qui en est propriétaire, reconnaît qu’il a reçu plusieurs propositions de rachat sans les avoir sollicitées et qu’il les examine.
Rik De Nolf, fils du fondateur et président, "n’exclut rien", pas même de "continuer seul". Si la vente se fait prochainement, elle portera sur la totalité de Roularta France (y compris les immeubles et les contrats d’impression), puisque, outre L’Express, celui-ci possède L’Expansion, L’Étudiant, Point de vue, Studio Ciné Live, Côté Maison et Mieux vivre votre argent. Soit, au total, 720 salariés, dont 330 journalistes.
Vivendi s’est porté acquéreur, car "il a vocation à réunir l’ensemble des médias, qu’ils soient écrits, télévisuels ou sur le Net", estime Vincent Bolloré, son patron. Mais tout indique que le milliardaire Patrick Drahi, dirigeant de Numericable, aimerait lui aussi, en association avec son ami Marc Laufer, s’approprier L’Express et L’Expansion et céder le reste des titres au Figaro, qui lorgne pour sa part L’Étudiant, très bénéficiaire. "Rik De Nolf est un homme de conquête, explique Jean-Clément Texier, expert en médias et président de Ringier France.
En 2006, il a pensé qu’en achetant ces magazines au Figaro, il parviendrait à les dynamiser pour obtenir les 10 % de marge bénéficiaire qu’il réalise souvent avec ses publications belges. Malheureusement, il n’avait pas prévu le retournement du marché publicitaire, la baisse de la diffusion et les fortes résistances au changement. La mutualisation des moyens indispensable pour redresser les comptes implique des coûts sociaux trop lourds, qui bloquent tout. Enraciné en terre flamande, il avait fait le choix de la France, mais il ne s’est pas senti payé de retour." De Nolf, qui a 65 ans, entend transmettre à ses enfants un groupe délesté du déficit de son bouquet de publications françaises, qui a atteint 57,9 millions d’euros en 2013. Manifestement, il a choisi de se recentrer sur la Belgique.
Les mécomptes de L’Express sont loin d’être une exception : tous les news français souffrent. "Jusqu’à il y a deux ou trois ans, on les croyait à l’abri des maux qui frappent la presse quotidienne papier, commente l’universitaire Françoise Benhamou, spécialiste de l’économie des médias. Comme pour le reste de la presse, la concurrence du numérique a joué, mais on a découvert que les magazines pâtissent d’une fragilité qui leur est propre : ils ont des coûts trop élevés et leurs contenus n’ont pas assez évolué pour répondre à la concurrence des sites en ligne."
Des rédactions coûteuses
De son côté, Jean-Marie Charon, sociologue des médias, se souvient d’avoir été surpris par l’arrivée de Roularta sur un marché français déjà médiocre. "Ils ont cru qu’ils allaient redresser ces titres pour leur donner un important niveau de rentabilité, estime-t-il. Or ce segment généraliste a besoin de rédactions importantes et expérimentées, donc coûteuses…"
Quant à Texier, il rappelle que c’est la faiblesse des quotidiens qui a entraîné la multiplication anormale des news. "Dans les années 1950, dit-il, la naissance de L’Express a ainsi été suivie de celles de L’Observateur, du Point, de L’Événement du jeudi devenu Marianne, de Valeurs actuelles, de Challenges, des Inrockuptibles, de Courrier international et de quelques autres.
Avec quelques années de retard, il se passe en Europe la même chose qu’aux États-Unis. Nous n’avons pas cru, à tort, que la disparition de Newsweek, qui, après avoir vendu jusqu’à 7 millions d’exemplaires par semaine dans le monde, a cessé de paraître sous forme imprimée en 2012 pour cause de déficit excessif, puisse se répéter ici." Les news sont aussi les victimes indirectes de la concurrence des quotidiens, qui glissent progressivement vers une information plus distancée comparable à celle des magazines en raison de la rapidité imbattable du web sur l’actualité chaude.
Résultat de la chute continue des ventes et de la publicité, les déficits s’accumulent et les magazines ne valent plus très cher. En janvier, Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse, les trois actionnaires du Monde, ont racheté Le Nouvel Observateur pour 13,8 millions d’euros, alors qu’il valait quatre à cinq fois plus quelques années auparavant. Début 2014, Arnaud Lagardère a même dû payer certains acheteurs pour se débarrasser de la dizaine de magazines qu’il avait mis en vente. Pas sûr, donc, que Roularta retrouve les 250 millions d’euros déboursés !
La vérité est que tous les journaux imprimés, presque sans exception, sont malades. Et depuis longtemps. Certains observateurs vont jusqu’à comparer la presse papier à la sidérurgie des années 1970 ou au textile des années 1980 ! Dans les trois cas, on est en présence d’une technologie obsolète promise à une déchéance inexorable du fait de l’apparition d’un concurrent implacable. En l’occurrence, le journal numérique sur le Net, que nombre de journaux ont d’ailleurs eux-mêmes contribué à créer. Et comment résister à la concurrence de Facebook, qui projette de mettre en ligne un journal personnalisé grâce à un algorithme qui anticipera les besoins de lecture de son milliard de membres ?
Recul du papier
Les chiffres de diffusion pourraient se passer de commentaires. Presque tous baissent, depuis des années, même si certains titres comme La Croix ou Les Échos résistent à l’érosion générale. En 2013, la vente des quotidiens nationaux a globalement reculé de 13,35 %. Le Monde, qui, il y a vingt ans, vendait quotidiennement à Paris plus de 100 000 exemplaires, en est à moins de 40 000 aujourd’hui. Pour se rassurer, la profession a créé un nouvel indice de diffusion qui agrège les ventes papier, internet et mobile. Celui-ci fait apparaître une progression de l’audience, mais c’est un leurre qui camoufle le recul du papier.
Même situation en matière de publicité : l’Institut de recherche et d’études publicitaires (Irep) a calculé que, de 2004 à 2014, la presse papier avait perdu 1,7 milliard d’euros de recettes, tandis que la presse web en gagnait 2 milliards. Pas étonnant que la famille Dassault (Le Figaro) ait perdu pendant cette période 15 millions par an ; le Crédit mutuel (neuf quotidiens de province), 33 millions ; et Claude Perdriel (Le Nouvel Observateur), 5 millions.
Pas étonnant non plus que Le Monde, déjà recapitalisé à cinq reprises (1985, 1991, 1998, 2004 et 2010), se soit résolu à fermer son imprimerie pour tenter de ramener ses coûts à la hauteur de ses recettes – en baisse sévère. Les trente-quatre titres de la presse quotidienne régionale ont, en 2013, supprimé mille postes de journalistes.
Xavier Niel, actionnaire de Libération et du Monde
L’hécatombe est générale. L’Unità, le quotidien communiste italien, a mis la clé sous la porte en août ; La Marseillaise a déposé son bilan en novembre ; et le New York Times est en train de licencier une centaine de journalistes, tout comme Libération, à Paris. À ce rythme, la prédiction de Philip Meyer, patron de News Corp, qui, en 2006, annonçait que la dernière rotative de presse de la planète s’arrêterait en avril 2040, risque d’être trop optimiste !
Comment expliquer qu’il se trouve toujours des repreneurs pour apporter des capitaux à ce secteur en déclin rapide ? Première explication : les journaux restent des "accessoires de puissance et de standing", comme dit Jean Stern, rédacteur en chef du journal d’Amnesty International et auteur du livre Les Patrons de la presse nationale, tous mauvais (La Fabrique).
Ce que confirme Jean-Clément Texier. Pour lui, les investisseurs dans la presse française sont "des chefs d’entreprise qui veulent avoir un rôle dans la cité, mais qui n’ont envie ni d’entrer en politique ni de prendre des responsabilités au Medef. Ils trouvent plus chic de sauver un journal que de financer la restauration d’une aile du château de Versailles et pensent que la presse est le promontoire d’où ils pourront se faire entendre des pouvoirs publics".
Mais on voit poindre depuis peu un nouveau type d’investisseur. Après Jeff Bezos, PDG d’Amazon et repreneur du Washington Post, Xavier Niel, fondateur de Free, est devenu actionnaire de Libération et du Monde. Et voici que Patrick Drahi (Numericable, SFR) lorgne avec insistance L’Express… Ces hommes venus des télécoms et du Net, analyse Jean-Marie Charon, "dessinent peu à peu un modèle vertical de médias où les contenus fécondent les réseaux. Ils en ont les moyens et jurent qu’ils n’interféreront pas dans les contenus à la manière d’un Dassault demandant à écrire un éditorial dans Le Figaro. Mais ils sont de plus en plus présents dans la stratégie afin de donner à l’internaute ce qu’il réclame".
L’avenir dira si ces hommes parviendront à inventer le nouveau modèle économique que cherche désespérément la presse depuis vingt ans. Et si la qualité de l’information y trouvera son compte.
De gauche à droite : Matthieu Pigasse, Xavier Niel, Vincent Boloré et Bernard Tapie.
Gratuit ou payant ?
Pour faire de l’audience, tous les journaux ont créé des sites d’information numériques gratuits. Ce qui est revenu à se tirer une balle dans le pied, car de nombreux lecteurs ont choisi la gratuité, rendant du même coup déficitaires les éditions papier toujours payantes. Depuis 2005, les éditeurs de presse cherchent à ne plus se contenter de la publicité pour vivre. Et de davantage faire payer le lecteur.
Deux titres prestigieux y sont parvenus. Le New York Times (NYT) et le Financial Times (FT) tirent la plus grande partie de leurs recettes de leurs éditions numériques selon le système du paywall : au-delà d’un certain nombre d’articles consultés, l’internaute doit sortir sa carte de crédit. Le NYT compte 831 000 abonnés en ligne pour 730 000 abonnés papier, et le FT, 670 000 abonnés en ligne pour 455 000 abonnés papier. Le premier continue à perdre de l’argent, mais le second est redevenu bénéficiaire.
La Presse, quotidien de Montréal, a fait le choix inverse. Guy Crevier, son directeur, a décidé en avril 2013 de laisser mourir le papier (200 000 exemplaires) et de tout miser sur un journal numérique pour tablettes financé exclusivement par la publicité. Il a investi 31 millions d’euros et recruté une centaine de journalistes supplémentaires pour diffuser tous les matins une édition en ligne et multimédia qui réalise 40 % des recettes publicitaires du groupe.
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