Égypte : Ahmed al-Darawy, comment un révolutionnaire pro-démocratie est devenu jihadiste
Pourquoi et comment un militant non violent pro-démocratie a progressivement basculé dans l’islamisme radical. Plein feu sur une métamorphose fatale née sur le terreau du désespoir.
Il a tenu bon plusieurs mois. Mais lorsque les islamistes et les militants de gauche ont commencé à s’affronter dans les rues du Caire à la fin de 2012, quelque chose en lui s’est cassé. Ancien policier passé dans le camp de la révolution, Ahmed al-Darawy, 38 ans, père de trois enfants, était même l’un des piliers du soulèvement de la place Al-Tahrir.
""Ça y est ! C’est le début de la fin, m’a-t-il dit", se souvient son frère cadet, Haytham. "Tu as vu ce qui s’est passé ? C’en est fini de la révolution, la contre-révolution va l’emporter. Il y a désormais du sang entre eux. Plus jamais ils ne s’uniront. Ce qui signifie qu’ils seront tous balayés."" Après le coup d’État qui a renversé, en juillet 2013, le président islamiste Mohamed Morsi et conduit à l’installation d’un régime soutenu par les militaires, Darawy quitte le pays. "Pour recevoir des soins médicaux", déclare-t-il à ses proches.
La nouvelle tombera le 29 mai 2014 via un coup de fil. Darawy a été tué sur le champ de bataille en Irak, en combattant… sous la bannière de l’État islamique (EI). "Le cas Darawy m’horrifie, s’inquiète Yasser al-Harawy, un militant libéral égyptien de 36 ans. Il avait les mêmes revendications et les mêmes idéaux que nous. Ce qui veut dire que n’importe qui, même sans aucun antécédent de violence, peut rejoindre l’EI."
La métamorphose d’un militant non violent prodémocratie en combattant d’un groupe ultraradical reflète l’évolution inquiétante des révoltes arabes de 2011.
La métamorphose d’un militant non violent prodémocratie en combattant d’un groupe ultraradical reflète l’évolution inquiétante des révoltes arabes de 2011. "Ce cas de figure est éloquent, souligne Fawaz Gerges, professeur à la London School of Economics et spécialiste du jihadisme. Non seulement il nous renseigne sur le passé, le présent et l’avenir de l’Égypte, mais il nous montre comment les grandes aspirations et les espoirs nés du Printemps arabe ont pu virer au désespoir."
Le profil de Darawy ne correspond pas du tout au stéréotype classique du jihadiste "paumé". Né en 1976 de parents aisés et cultivés, il grandit à Maadi, un quartier huppé de la banlieue du Caire. Sa soeur poursuit son cursus dans la très onéreuse Université américaine du Caire. Lui se voit attribuer une place de choix dans une prestigieuse école de police. Mais au bout de plusieurs années de service, Darawy perd confiance dans les forces de l’ordre, d’autant que le ministre de l’Intérieur d’alors est particulièrement brutal et corrompu. "Il a été témoin de ce que faisait le régime", explique Hawary.
Darawy décide alors de raccrocher l’uniforme pour rejoindre l’opérateur mobile Etisalat en tant que directeur du marketing chargé de monter des partenariats avec des clubs sportifs. Selon son frère, lui et son épouse gagnaient alors 7 000 dollars par mois, dans un pays où le salaire mensuel moyen n’est que de 500 dollars.
La présidentielle : une nouvelle frustration pour Darawy
Les militants révolutionnaires se souviennent l’avoir vu pour la première fois à la fin de 2010, dans les bureaux du Courant du renouveau socialiste. "Il était éloquent, franc et réfléchi, précise Harawy. Nous étions en symbiose." Darawy deviendra même l’un des principaux meneurs du sit-in de la place Al-Tahrir qui conduira à la chute de Hosni Moubarak en février 2011. "Il était animé par une énergie et un optimisme remarquables, souligne son frère. Je lui ai dit un jour : "Ahmed, ton activité militante a des effets négatifs sur ton travail et ton foyer." Il me répondit qu’il y allait de l’avenir du pays, que nous étions en train d’écrire l’Histoire."
Darawy n’était pourtant ni un idéaliste ni un doux rêveur. Par exemple, les mesures qu’il a élaborées pour réformer le ministère de l’Intérieur étaient aussi concrètes que frappées au coin du bon sens : réduction du temps de travail, allègement des tâches administratives, revalorisation des salaires, mise en place de nouveaux programmes de formation. Selon lui, rapporte son frère, "l’action des forces de police doit être concentrée sur la protection des citoyens". Il a même affirmé à des amis qu’il était prêt à reprendre du service pour un salaire moindre si cela devait contribuer à favoriser un changement.
Mais il a eu beau proposer son programme de réformes aux gouvernements intérimaires successifs, dont celui de Morsi, ses idées n’ont jamais été retenues. "Tous ses efforts ont échoué, confirme Mohamed Qassas, l’un de ses ex-camarades. Ses réformes ont certes été mentionnées dans les médias mais elles sont toutes restées lettre morte."
Darawy fera également chou blanc aux législatives. Courtisé par les Frères musulmans, qui lui proposent de figurer sur leur liste, il préfère décliner l’offre et se présenter comme candidat indépendant avec le soutien des modernistes de La Révolution continue et des salafistes d’Al-Nour. Les chiffres provisoires le font apparaître en tête, au coude à coude avec un autre candidat, mais l’instance électorale déclare élu au premier tour Mustapha Bakri, un journaliste prorégime.
La rupture, puis les affrontements violents de décembre 2012 entre les partisans de Mohamed Morsi et les modernistes vont métamorphoser Darawy.
"Nous n’avions aucune preuve que le scrutin avait été truqué, seulement de fortes présomptions, raconte Harawy. Bien sûr, il était en colère et abattu. La plupart des jeunes leaders révolutionnaires s’étaient présentés, mais aucun d’entre nous ou presque n’a été élu." Le scénario de la présidentielle ajoute à la frustration de Darawy, dont le champion, Abdel Moneim Aboul Foutouh, islamiste libéral porteur de l’esprit d’Al-Tahrir – ce qui lui a valu d’être exclu des Frères musulmans -, est battu dès le premier tour.
La rupture, puis les affrontements violents de décembre 2012 entre les partisans de Mohamed Morsi et les modernistes vont métamorphoser Darawy. "L’unité entre les pauvres, la classe moyenne et les militants des droits de l’homme est l’une des principales caractéristiques du Printemps arabe, analyse Gerges. Mais derrière cette unité d’action, il n’y avait ni vision de l’avenir, ni projet communs. L’idée était que la révolution allait s’entretenir elle-même, ce qui était idiot." Pour Darawy, le printemps égyptien avait tourné au désastre. Condamné à choisir entre ses idées libérales et son identité musulmane, il prend fait et cause pour cette dernière.
À l’issue de la sanglante confrontation entre les alliés d’hier, Darawy s’éloigne de la vie politique nationale pour se concentrer sur la tragédie syrienne. "Il ne cessait de parler de révolution arabe, de la Syrie, martelant qu’il était de notre devoir de voler au secours des victimes du régime alaouite, se souvient Mohamed Abbas, un ex-camarade d’obédience islamiste. Il était très affecté de voir les révolutions finir ainsi." C’est à l’été 2013 que Darawy aurait rejoint les manifestations pro-Morsi, au moment où la colère contre le gouvernement islamiste était à son comble. Après le coup d’État qui a renversé à Morsi, la violente répression de ses partisans sur la place Rabaa al-Adawiya est devenue un symbole de ralliement pour la jeunesse islamiste.
Même sa femme en savait très peu sur ses activités
Lors d’une conversation avec Mohamed Abbas, Darawy avait évoqué avec émotion les échecs des soulèvements arabes. "Il était très peiné et en colère, rapporte Abbas. Ses paroles étaient pleines de désespoir : »Nous sommes en train de sombrer."" À l’automne 2013, il se fait licencier. "Même sa femme en savait très peu sur ses activités, ajoute son frère. Cela faisait longtemps qu’elle ne parvenait plus à communiquer avec lui." Un jour, en février, Darawy contacte son frère cadet via internet. "Il m’a demandé de prendre soin de nos parents, se souvient-il. Mais je n’ai pas réalisé qu’il disait au revoir." Ce furent les derniers mots échangés par les deux hommes.
Haytham, qui s’est attaché à reconstituer les derniers mois de son frère, pense qu’il a d’abord rejoint le groupe jihadiste Jabhat al-Nosra, avant de devenir un cadre de l’EI, fin 2013. Il cherche encore à localiser sa dépouille et à faire la lumière sur les circonstances de sa mort. Un chef de la rébellion syrienne avance que Darawy serait mort entre les mains des forces irakiennes, à Tikrit. Plusieurs mois après l’annonce de son décès, des photos le montrant avec un fusil d’assaut sont apparues sur internet. Du policier au révolutionnaire et du révolutionnaire au combattant de l’EI, le parcours de Darawy illustre, pour certains, l’infiltration des forces de sécurité, argument pour dénoncer les soulèvements arabes comme une couverture pour les projets de l’islam extrémiste.
"Les gens rejoignent l’EI tout simplement parce qu’il ne se passe plus rien et que l’EI a remporté de grands succès, explique James Dorsey, auteur et chercheur qui a écrit sur Nidhal Selmi, un footballeur tunisien mort en faisant le jihad. Certains s’y rendent qui n’en partagent pas l’idéologie, mais qui ne voient pas d’autre choix pour amener le changement."
Le désespoir qui a gagné Darawy a conduit d’autres révolutionnaires à l’exil, à la dépression, voire au suicide
Le désespoir qui a gagné Darawy a conduit d’autres révolutionnaires à l’exil, à la dépression, voire au suicide, comme Zeinab al-Mahdi, qui s’est pendue en novembre dans son appartement du Caire. "Historiquement, ce qu’il se passe est très normal : les soulèvements, les tensions, la contre-révolution, note Gerges. Ce qui se passe en Égypte et dans le monde arabe n’est pas inédit. Ce sont les répliques de séismes sociaux."
Haytham a pris la garde des enfants de son frère et les a emmenés au Qatar. "Mes sentiments pour Ahmed ne seront jamais altérés, dit-il. C’est mon grand frère. Je ne remettrai jamais en question ce qu’il a fait. Dieu le bénisse et le récompense pour ses actions. Je n’aurai jamais honte, je serai toujours fier de lui."
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