Karim Bitar : au Moyen-Orient, « ni Trump ni Clinton ne bénéficient d’un vaste courant de sympathie »
Patrouillant dans les airs, les terres et les eaux du Moyen-Orient, la superpuissance américaine y fait plus souvent la pluie que le beau temps en ce troisième millénaire. Quelle sera la politique de Washington dans la région après le départ d’Obama ? Interview de Karim Bitar, spécialiste du Moyen-Orient et des États-Unis et professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.
La page d’«un cycle de méfiance et de discorde » que Barack Obama proposait de tourner au Caire en 2009 s’est enluminée du sang de 400 000 Syriens et des sombres projets de Daech, le chapitre des révolutions arabes a pris des tournures dramatiques, échappant à la compréhension des Occidentaux qui l’avait applaudi, et la perspective d’un règlement israélo-palestinien n’a cessé de s’éloigner.
Qu’est-ce que les pays du Moyen-Orient attendent, ou redoutent du prochain président américain ? Entre l’islamophobe inconnu et imprévisible et l’ex-secrétaire d’État bien au fait de ses dossiers, l’unanimité se fait-elle autour d’Hillary Clinton ? Spécialiste du Moyen-Orient et des États-Unis et professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Karim Bitar explique l’approche moyen-orientale de cette course bien particulière à la Maison blanche.
Jeune Afrique : Comment les deux candidats sont-ils respectivement perçus au Moyen-Orient arabe ?
Karim Bitar : Au niveau de l’opinion publique, aucun des deux candidats ne bénéficie d’un vaste courant de sympathie, pour le moins que l’on puisse dire. Les propos de Trump sur l’islam et sur le terrorisme effarent par leur outrecuidance et leur simplisme, mais l’on n’oublie pas non plus qu’Hillary Clinton a commis une erreur stratégique majeure, une faute lourde, en 2003, en soutenant la guerre d’Irak dont on n’a pas fini de payer le prix. Elle en a cautionné les prétextes fallacieux, alors qu’Obama s’y était opposé vigoureusement. Elle ne l’a pas fait par idéalisme, pour débarrasser la planète d’un dictateur, mais pour montrer qu’elle aussi pouvait être un faucon, et pour coller à l’ambiance qui prévalait aux USA après le 11 septembre. Elle a certes fait un mea culpa assez clair dans son livre, mais ses instincts interventionnistes demeurent, puisqu’elle a également poussé à l’intervention en Libye en 2011, dont les résultats n’ont guère été plus concluants. Au niveau des gouvernants, les monarchies du Golfe, et plus particulièrement les saoudiens, apprécient Clinton avec laquelle ils travaillent depuis longtemps et dont ils ont soutenu financièrement la fondation. Ils espèrent un réchauffement de leurs relations avec les États-Unis après la tiédeur des années Obama.
Les islamistes les plus radicaux ont intérêt à l’approfondissement des lignes de failles entre l’islam et l’Occident et donc l’élection de Trump ne les attristerait pas forcément
Trump peut se prévaloir quant à lui d’une forme de soutien tacite, celui de ceux qui rêvent d’un élément « disrupteur », qui veulent donner un coup de pied dans la fourmilière, et surtout Trump bénéficie aussi du soutien à peine caché des sympathisants du courant nationaliste autoritaire, où l’on retrouve les admirateurs de Poutine, d’Assad mais aussi du maréchal Sissi, sur lequel Trump ne tarit pas d’éloges. Quant aux islamistes les plus radicaux, ils ont intérêt à l’approfondissement des lignes de failles entre l’islam et l’Occident et donc l’élection de Trump ne les attristerait pas forcément. Trump semble également assez populaire chez les nombreux citoyens américains qui vivent dans les colonies israéliennes de Cisjordanie. Tout cela fait un bel aréopage !
Que peut-on attendre d’un Trump président ? Et peut-on aligner Clinton parmi les « faucons » pour avoir validé des interventions militaires que Trump condamne ?
Trump est un homme extrêmement imprévisible, qui n’a ni doctrine ni stratégie, ni la moindre connaissance de la région. Il a multiplié les déclarations contradictoires, tantôt plaidant pour un désengagement et tantôt pour des interventions musclées visant à récupérer tout le pétrole. Il prétend aujourd’hui s’être opposé aux interventions américaines en Irak et en Libye alors que dans les deux cas, il existe des enregistrements d’émissions dans lesquels il soutient ces guerres avec ferveur. Il ne cherchera certes pas à faire du « nation-building » mais ne rechignerait pas pour autant à l’usage de la force. Son amateurisme, son narcissisme maladif et son goût de la provocation peuvent causer énormément de dégâts. Hillary Clinton a beaucoup de défauts sans aucun doute, au premier rang desquels un certain cynisme, mais nul ne remet en cause sa maîtrise des dossiers et son ardeur au travail. Elle se montrera moins conciliante qu’Obama envers Poutine sur le dossier syrien, elle haussera le ton, restera proche d’Israël et des Saoudiens, mais elle a suffisamment d’intelligence et de pondération pour ne pas revenir aux politiques maximalistes et contre-productives des années Bush – Cheney. Elle représente l’establishment américain, dont on connaît les limites, les incohérences et les hypocrisies, mais qui reste préférable au néofascisme, à la vulgarité, à l’ignorance et au racisme cru représentés par Trump.
Clinton ne va-t-elle pas naturellement poursuivre les politiques d’Obama qu’elle a elle-même servi ?
Elle a intérêt à revendiquer l’héritage d’Obama sur de nombreuses questions car il reste un président très populaire, à 58 % d’opinion favorables contre 25 % pour Bush en fin de mandat. Mais il y a un dossier sur lequel elle a exprimé ses différences, c’est la question syrienne, disant que dès les premiers jours de son mandat elle allait procéder à une réévaluation totale de la politique américaine en Syrie. Elle était favorable à une politique plus musclée en Syrie : une no fly zone, une coopération plus étroite avec les Saoudiens pour armer l’opposition syrienne. Obama avait accepté ce principe et avait signé en 2013 un « Presidential Order » secret, mais qui sera révélé par le New York Times, autorisant la CIA à armer l’opposition syrienne. Mais il a ensuite tenté de freiner les ardeurs de ses alliés turcs et saoudiens qui voulait en finir au plus vite avec le régime d’Assad. Hillary se montrera plus ferme contre Assad mais n’ira probablement pas jusqu’à enliser des troupes américaines. La situation en Syrie est devenue trop complexe et inextricable, et Hillary est assez réaliste pour comprendre qu’il n’y a pas de solution facile à cet imbroglio.
Qu’attend-on des États-Unis dans la région : son désengagement impérial ou une protection accentuée ?
Les dégâts causés par les interventions en Irak et en Libye sont flagrants. Mais la pusillanimité d’Obama en Syrie a également été un facteur de prolongation du conflit. Les États-Unis ont tendance soit à aller trop loin dans le maximalisme, le messianisme et l’interventionnisme débridé, soit à aller trop loin dans le retranchement, l’abstention et le refus cynique de tout engagement, en prétendant qu’il s’agit de querelles séculaires moyen-orientales dont ils ne sont pas responsables et auxquelles ils ne peuvent rien. Le curseur n’a jamais vraiment trouvé sa place et le grand défi pour Hillary Clinton, si elle est élue, sera de trouver une juste mesure, en réactivant le levier de la diplomatie et en se servant éventuellement du levier militaire comme d’un moyen de pression pour faire aboutir des solutions politiques.
Le hard power a montré ses limites, c’est la leçon des quinze dernières années
Le hard power a montré ses limites, c’est la leçon des quinze dernières années. Hillary plaide pour le « smart power ». L’outil militaire ne peut pas remodeler le Moyen-Orient mais le minimalisme à la Obama n’a pas non plus pu prévenir la descente aux enfers de la Syrie. Il faudra trouver un nouvel équilibre, un nouvel usage de la puissance américaine qui ne se focaliserait plus uniquement sur l’outil militaire mais qui jouerait également sur la diplomatie, l’économie, et surtout sur le déblocage politique, et cela devra forcément passer par des négociations diplomatiques avec les puissances régionales et internationales, pour mettre un terme ou endiguer les guerres par procuration, notamment la principale, celle entre l’Iran et l’Arabie saoudite, qui se répercute sur plusieurs terrains régionaux. Comme disait Nietzsche, « les États sont les plus froids des monstres froids ». Les peuples syrien, irakien et yéménite en ont payé le prix.
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