En Tunisie, des graffitis engagés et citoyens
Presque six ans après la révolution tunisienne, les murs ont encore beaucoup à dire. Et avec le temps, le ton a changé.
« À travers mon art, je défends aujourd’hui la femme arabe, musulmane, artiste, voilée et libre ! Ce que je suis, en fait », explique joyeusement Ouméma Bouassida, diplômée en design habillement et grapheuse de 25 ans. À Sfax, capitale de la culture arabe 2016, ses dernières œuvres sont encore toutes fraîches de l’évènement international « Arab street-art camp » organisé le 24 septembre. En cinq ans de pratique, la jeune femme a su tisser sa toile en redonnant vie aux murs, escaliers, et autres façades. Et par la force des bombes (de peinture) l’adolescente timide a laissé place à une femme engagée, plus connue sous le pseudonyme « Ouma ».
Ailleurs dans le pays, les graffitis font désormais partie du décor. Mais loin d’être de simples supports de contestation post-révolution, les murs tunisiens servent aussi d’autres causes, à la fois politiques, sociales et citoyennes.
Des graffitis en guise de porte-voix
Teintés de colère, d’ironie, d’humour ou parfois de poésie, les messages et dessins interpellent les passants. À Tunis, les slogans révolutionnaires se sont peu à peu effacés pour laisser place aux fresques footballistiques, aux portraits d’hommes et de femmes plus ou moins célèbres (de Chokri Belaïd à Bob Marley), et à des mots contre le terrorisme et au nom de la démocratie, souvent écrits en arabe.
« Le graffiti est un art qui, historiquement, a toujours été porteur de messages et d’engagement pour les causes nobles », rappelle Ouméma Bouassida, affirmant que la révolution de 2011 a permis de « libérer les énergies, de booster les créations et de faciliter le travail des artistes. » Et c’est ce vent de liberté qu’elle entend représenter, à contre-courant des préjugés. « Pour moi, il n’existe aucune contradiction entre le voile de la femme et l’art en général. Ce genre d’idée prive chaque jour des filles et des garçons de découvrir leurs talents et d’aller plus loin dans leurs passions. C’est donc notre rôle de lutter contre ces stéréotypes. Sinon, à quoi servirait l’art ? » Un art qui a d’autant plus d’impact qu’il éclot et vit à la vue de tous, accessible aux petits ou grands, riches ou pauvres, Tunisiens ou étrangers.
Face à la pauvreté, le chômage et la corruption qui sévissent encore aujourd’hui, d’autres continuent également à éclabousser les murs de leurs dissentiments. À l’image du groupe « Zwewla » (« les pauvres », en Tunisien) qui signe d’un « Z » vengeur ses tags au nom des oubliés et des marginalisés.
Une autre série de tags intrigue les passants depuis plusieurs mois : de simples questions (« virés ? », « arrêtés ? », « Ignorés ? », « vous avez fumé ? ») toujours accompagnées du même dessin, et jamais signées.
Et il y a des graffitis qui font couler plus d’encre que de peinture… On pense par exemple à Dalanda Louati, qui avait elle aussi usé du graffiti pour attirer l’attention sur une cause. Artiste et chercheuse à l’institut supérieur des arts et métiers de Sfax, elle avait été arrêtée (puis libérée) en janvier 2016 pour avoir tagué une arme sur le mur de la Société industrielle d’acide phosphorique et d’engrais (Siape) pointée dans le sens de la cheminée de l’usine, en réaction à la pollution dont souffre sa région.
Ou encore la campagne « #WeldFiDarek » (« ton fils à la maison »), qui a envahi les rues de la capitale en août 2016, allant jusqu’à redécorer le piédestal de la statue de Habib Bourguiba, récemment installée sur l’avenue principale. Ces mots, lancés par un député lors de la séance consacrée au renouvellement de confiance au gouvernement Essid, font allusion au fils du président Béji Caïd Essebsi, Hafedh, accusé de profiter de la position de son père. Si cette campagne avait fait quelques remous, d’autres initiatives ont été beaucoup mieux accueillies, voire encouragées par les autorités tunisiennes.
Un médium citoyen
En mars puis en août 2016, des jeunes de l’association « Les Volontaires » ont été invités par la société nationale des chemins de fer tunisiens (SNCFT) à repeindre plusieurs gares de métro pour embellir les lieux et sensibiliser au respect de l’environnement. Cette campagne appelée « Be’Art » a aussi fait le bonheur de plusieurs écoles, recouvrant les murs décrépis de jolis dessins. « L’association est principalement constituée de jeunes, ce qui explique en partie l’utilisation du graffiti. C’est le moyen le plus efficace aujourd’hui, selon nous, pour interpeller la génération qui fera la Tunisie de demain », explique un membre de l’association à Jeune Afrique. Un avis progressivement partagé par le reste de la société civile, qui n’hésite plus à faire de cet art de rue un moyen de communication.
Présenté début août par l’association « El Makhzen culturel », avec le soutien du centre culturel américain et du ministère de la culture, le projet « 9oum ebni – Heroes build » a par exemple permis à 24 grapheurs de peindre des personnalités célèbres dans 24 gouvernorats. Ces graffitis, effectués dans des établissements scolaires et des maisons de culture, ont ensuite fait l’objet d’un jeux-concours sensé stimuler la créativité des jeunes Tunisiens et les inspirer à un changement positif.
Sur la devanture des cafés, dans les cours d’école, sur le bord des routes et même sur la coupole d’un mausolée, les graffitis séduisent par leurs couleurs et leur charme, malgré leur caractère sauvage. Avec pour ambassadeurs, des artistes à la renommée internationale comme El Seed, Shoof, Vajo, Inkman, Eska-one ou encore MEEN-ONE.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus – Culture
- Esclavage : en Guadeloupe, un nouveau souffle pour le Mémorial ACTe ?
- Fally Ipupa : « Dans l’est de la RDC, on peut parler de massacres, de génocide »
- RDC : Fally Ipupa ou Ferre Gola, qui est le vrai roi de la rumba ?
- Janis Otsiemi et la cour de « Sa Majesté Oligui Nguema »
- Francophonie : où parle-t-on le plus français en Afrique ?