Histoire : à Oman, le roi se meurt

La maladie dont souffre l’atypique sultan Qabous pose la question de la succession, qui s’annonce d’autant plus délicate que le souverain s’est façonné un État sur mesure et n’a pas d’héritier.

Qabous Ibn Saïd Al Bou Saïd en 2013. © Mohammed Mahjoub/AFP

Qabous Ibn Saïd Al Bou Saïd en 2013. © Mohammed Mahjoub/AFP

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 30 décembre 2014 Lecture : 7 minutes.

Des dunes d’or mourant dans une mer de saphir, des oasis enchâssées comme des émeraudes dans la roche brute, des palais de marbre et des forts antiques, des cités cosmopolites où la tradition embrasse la modernité : loin du bling-bling dubaïote, des mirages bétonnés du Qatar ou du rigorisme saoudien, l’image du sultanat d’Oman contraste avec celle de ses voisins du Golfe.

Il serait « le secret le mieux gardé d’Orient », selon le site de son office du tourisme en France, un décor des mille et une nuits où trône depuis quarante-quatre ans Qabous Ibn Saïd Al Bou Saïd, le roi au turban fleuri sacré « sultan à la rose » ou « gentleman du Golfe », réputé pour son goût de la grande musique classique européenne et son raffinement très british. Mais Oman n’est pas la contrée des anges et des djinns. Et son roi se meurt.

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Des examens médicaux en Allemagne

Le 18 novembre, jour de la fête nationale et de ses 74 ans, le sultan s’est adressé à ses sujets, la voix assurée mais le visage très amaigri et le regard, jadis impérial, voilé par la fatigue. « La volonté divine a voulu que cette heureuse occasion coïncide cette année avec mon absence de la chère patrie pour les raisons que vous connaissez », a-t-il expliqué laconiquement. Pour la première fois de son long règne, Qabous a passé ce jour symbolique à l’étranger, en Allemagne, où il subit, depuis le 9 juillet, des « examens médicaux », avait annoncé son cabinet en août. Des examens qui durent maintenant depuis plus de cinq mois et accréditent la rumeur presque officielle d’un traitement lourd pour un cancer du colon ou, plus préoccupant, du pancréas.

Si l’apparition royale sur les écrans télévisés a soulagé les Omanais – le bruit d’une mort passée sous silence avait commencé à se répandre -, le contenu du discours ne les a pas rassurés quant à l’avenir de la monarchie. Car le sultan, sans enfant ni frère, n’a toujours pas désigné de successeur au trône qu’il a ravi par un coup d’État à son père, Saïd Ibn Taymur, en 1970.

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Disparaître sans héritier : un grand danger

« Cette anxiété existe depuis très longtemps, parce que tout le monde, les jeunes éduqués en particulier, se rend compte que le pays est construit autour de lui. Sa disparition sans héritier désigné pourrait entraîner de sérieuses tensions internes qui ne vont certes pas nécessairement aboutir à l’explosion du pays », explique Marc Valeri, rare spécialiste francophone du sultanat.

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La lente agonie du souverain concentre aussi l’attention des grandes puissances : contrairement à ses voisins, Oman n’est pas un important producteur d’hydrocarbures, mais Mascate contrôle, avec Téhéran, le détroit d’Ormuz, porte du golfe Persique par lequel transitent 30 % du pétrole mondial : un enjeu stratégique crucial. Redoutant peut-être davantage les visées hégémoniques du frère saoudien que la menace iranienne, Mascate a toujours entretenu de bonnes relations avec Téhéran et s’est récemment révélé un acteur diplomatique important en abritant les négociations entre Washington et Téhéran sur le nucléaire iranien.

En août, trois semaines après le départ du souverain en Allemagne, l’ancienne puissance coloniale britannique, toujours très influente à la cour de Qabous, dépêchait un envoyé spécial à Oman, un homme d’affaires proche du Premier ministre David Cameron, « très clairement pour des questions de succession et pour gérer ce qui pourrait arriver par la suite », explique Marc Valeri.

Une coutume archaïque toujours en vigueur

À l’heure où les souverains du Golfe cherchent à clarifier les règles successorales dont les imprécisions avaient pu être source d’instabilité, voire mener à des coups d’État, Qabous a choisi de s’en tenir à la coutume archaïque. Dans les trois jours suivant la mort du sultan, le conseil de la famille Al Bou Saïd, qui règne à Mascate depuis 1750, doit désigner un successeur parmi les descendants de Turki Ibn Saïd Ibn Sultan (1832-1888) et, pour le cas où aucun accord n’est trouvé, le souverain actuel a laissé dans ses coffres une enveloppe renfermant le nom de celui qu’il a choisi pour prendre sa place. Celui d’un de ses trois neveux, Assad, Haitham ou Chihab y serait scellé.

Dans les souks de Mascate, il se murmure que le sultan aurait ourdi une ultime facétie : l’enveloppe serait vide… Mais quand bien même la transition s’effectuerait sans heurts, le successeur de Qabous aura-t-il les épaules pour gérer un État que le roi mourant s’est façonné sur mesure ? Lorsque, avec l’appui des Britanniques, Qabous chasse son père du pouvoir, en 1970, il rebaptise l’État de Mascate et d’Oman « sultanat d’Oman », unifiant symboliquement la côte marchande et les reliques de l’imamat ibadite, secte de l’islam distincte du sunnisme et du chiisme, majoritaire dans le pays, qui gouvernait l’intérieur.

Réformant son armée et faisant appel à des contingents du shah d’Iran, il parvient, en 1975, à réduire une rébellion sécessionniste qui fait rage dans le Dhofar depuis 1965, non sans coopter ses leaders à de hautes fonctions. D’autres lignes de fractures, ethniques, linguistiques ou sociales, divisent la société omanaise, que Qabous va chercher à réduire par une intense politique d’unification nationale et la promotion d’une identité omanaise parfois artificielle.

Une économie à plusieurs vitesses

Rompant avec la politique de non-développement de son père, il utilise la rente pétrolière pour bâtir des routes, rénover les cités, lancer le pays dans l’aventure touristique et développer des pôles industriels et commerciaux comme la zone franche de Salalah, l’ancienne capitale. Las, cette diversification a essentiellement profité à l’aristocratie et aux grandes familles commerçantes et le népotisme et la corruption ont freiné le développement de l’économie.

Bien plus élevé que dans la plupart des États du Golfe, le taux de chômage atteint 15 % à Oman, dont 40 % de la population a moins de 15 ans. Une fragilité structurelle qui explique en partie les événements de 2011-2012, quand le pays a connu son Printemps arabe. L’emploi et la lutte contre la corruption sont au coeur des revendications de la jeunesse, qui manifeste à Sohar, Salalah et Mascate à partir du 18 février 2011.

Mais, contrairement aux foules de Tunis, du Caire et de Tripoli, le peuple ne demande pas « la chute du régime » mais sa réforme et « la fin de la corruption ». Qabous semble entendre les contestataires, limogeant trois ministres conspués, mais il fait également tournoyer les matraques de la répression. Des dizaines de jeunes et d’activistes sont arrêtés, parfois torturés, et l’on dénombre plusieurs morts. « Il y a eu de nouvelles vagues de protestations en 2012, mais les slogans ont changé, et beaucoup ont été arrêtés pour insulte à Sa Majesté, raconte Marc Valeri.

La survie de la petite société civile

En limogeant les ministres considérés comme corrompus et en nommant un nouveau cabinet de technocrates, le sultan s’est privé de tous ceux qui auraient pu lui servir de fusibles. Pour la première fois, en 2012, les blogueurs ont dit qu’ils avaient été déçus par la réponse du régime et que la faute en incombait au sultan, qui n’avait pas su écouter les revendications. » Depuis 2013, la répression semble avoir eu raison du Printemps de Mascate et, dans ce pays où les partis politiques sont interdits et où les associations ne sont permises que dans les domaines sportifs et culturels, l’émergence d’une petite société civile a été tuée dans l’oeuf.

Mais, à l’instar des Tunisiens et des Égyptiens, les Omanais savent qu’ils peuvent prendre la rue. Les incertitudes provoquées par l’éventuelle disparition de Qabous pourraient réveiller les ardeurs des contestataires et laisser croire à certains puissants, avides de prendre leur part du gâteau omanais, qu’ils pourraient instrumentaliser ces mouvements. « Son successeur n’aura pas la majesté et l’aura de « Baba » [« Papa Qabous », le surnom que lui donnent les Omanais], et ne sera pas respecté comme il l’est : beaucoup de gens seront prêts à le critiquer dès son arrivée au pouvoir, ce qui ne veut pas dire qu’il y aura des manifestations tout de suite », explique Valeri, pour qui le sultan aurait dû profiter des événements de 2011 pour engager de véritables réformes et ordonner sa succession.

Cette apparente incurie trahit en réalité la hantise de Qabous, qui redoute de se voir renverser par un héritier, comme lui-même avait renversé son père. Suspicieux vis-à-vis de tout potentiel concurrent, il cumule les fonctions de Premier ministre et de ministre de la Défense, et la sagesse du grand âge n’a pas atténué cette très méfiante prudence. « Le problème, c’est que l’identité nationale omanaise très forte que Qabous a réussi à créer renvoie non pas au sultanat en tant qu’institution mais à sa propre personne, poursuit Valeri. Toutes les références nationales renvoient à lui, et le système politique est complètement centralisé autour de lui. Cela sera très difficile pour son successeur… » Depuis sa lointaine clinique allemande, Sa Majesté médite-t-elle l’expression prêtée à Louis XV : « Après moi, le déluge » ?

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