Algérie : Taos Amrouche, une femme sous influence

Les éditions Joëlle Losfeld publient les Carnets intimes de la chanteuse kabyle Taos Amrouche, qui fut aussi une romancière éperdument éprise de l’écrivain français Jean Giono.

Carnets intimes, de Taos Amrouche, Joëlle Losfeld, 482 pages, 25 euros © Imec éditeur

Carnets intimes, de Taos Amrouche, Joëlle Losfeld, 482 pages, 25 euros © Imec éditeur

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 25 décembre 2014 Lecture : 7 minutes.

Au milieu des années 1990, l’éditrice française Joëlle Losfeld eut la bonne et généreuse idée de sauver de l’oubli les livres de la chanteuse d’origine algérienne Marguerite Taos Amrouche. En 1995 et 1996, elle publia ses quatre romans – Jacinthe noire, Rue des Tambourins, L’Amant imaginaire et Solitude ma mère – ainsi qu’un texte de l’universitaire Denise Brahimi, Taos Amrouche, romancière.

Vingt ans plus tard, la même éditrice complète ce travail en révélant les Carnets intimes de la chanteuse, soit une somme de plus de 400 pages couvrant la période 1953-1960. La presse française n’a pas manqué de se jeter avec voracité sur cette oeuvre tout à fait singulière. Et pour cause ! Dans les cahiers manuscrits auxquels elle se confie méthodiquement, Taos Amrouche raconte avec force détails sa liaison passionnelle avec l’un des plus célèbres hommes de lettres français, Jean Giono.

N’écrivant pas pour être lue, elle s’exprime sans garde-fous.

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N’écrivant pas pour être lue, elle s’exprime sans garde-fous, allant jusqu’à décrire ses (rares) moments d’extase charnelle avec l’auteur du Hussard sur le toit. Mais qu’il le sache, le lecteur voyeur aguiché par les citations crues pêchées de-ci de-là restera sur sa faim s’il s’attend à un texte érotique. En réalité, ces Carnets intimes sont le récit au jour le jour d’une passion de sept ans, certes brûlante, dévorante, obsédante, mais où l’aspect charnel n’est qu’une des dimensions d’un amour à sens unique qui fut aussi intellectuel.

"Certes, on s’émerveille devant la langue de Camus, écrit Taos Amrouche. On se dit : voilà quelqu’un qui connaît les lois de l’architecture. C’est noble, c’est pur, c’est simple de lignes, ça évoque même une plénitude antique mais ça ne remplit pas le ventre vide, cela ne redonne pas le goût de vivre. Personne n’a cette pâte sensuelle et pourtant lyrique de Jean ni ces fusées qui partent du sein de la terre et des blés vers les espaces stellaires. Avec lui, tout est mélangé, brassé. Le ciel est à l’image de la terre et la terre à l’image du ciel comme lui-même est colline, herbe, nuages, comme lui est plein de sang vert…"

Rien n’est passé sous silence

Si les confessions de l’amoureuse transie peuvent parfois dériver vers des considérations littéraires clairvoyantes, il n’empêche : au fur et à mesure de la lecture s’installe une impression de gêne, comme si les secrets les plus inavouables d’une femme étaient jetés en pâture à un public qui n’en demandait pas tant. Ses jalousies, ses remarques mesquines à l’encontre de la femme de Giono et de ses supposées maîtresses, ses calculs, ses échecs, ses souffrances, son égocentrisme, son orgueil, rien n’est passé sous silence.

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Comme l’écrit le docteur en sémiologie Yamina Mokaddem dans sa courte préface : "Tels sont ces cahiers, dans lesquels, pour les transcrire, nous sommes entrés presque par effraction, tant ils nous sont apparus comme un temple inviolable, au sein duquel le secret de l’écriture de l’auteur, son expression de l’unique et de l’intime, allait être et était dévoilé."

Une telle publication se justifiait-elle ? "Oui, si l’on comprend bien qu’elle arrive en complément de ce que furent l’oeuvre et la vie de Taos Amrouche, soutient Denise Brahimi. Les Carnets apportent un autre éclairage sur ce personnage hors du commun. De son vivant, c’était une femme théâtrale qui crânait parce qu’elle avait toujours l’impression qu’on voulait l’écraser. Avoir sa vision de l’intérieur est passionnant."

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Âgée de quarante ans en 1953 – elle est née en 1913, à Tunis, de parents kabyles chrétiens -, aveuglée par sa passion, Taos Amrouche reste paradoxalement d’une grande lucidité quant à son besoin d’absolu. "Je pense brusquement à la soeur de Paul Claudel, sculpteur, que son amour et son admiration pour Rodin ont perdue. L’article effrayant que j’ai lu sur sa fin misérable m’a fait frémir. Rodin l’avait comme dévastée. Rien n’avait pu la sauver, pas même son art.

Elle était complètement intoxiquée et envoûtée comme moi, en un sens. Une chose me sauverait : la rencontre d’un homme et une emprise uniquement charnelle mais non méprisable. Mais cela est-il compatible avec une nature comme la mienne ? Je tourne en rond…" Confrontée à ces carnets avant que leur publication ne soit autorisée par la fille que Taos Amrouche eut avec son mari, le peintre français André Bourdil, Denise Brahimi confie : "L’intérêt de ces écrits, c’est leur caractère obsessionnel. Sa passion occupe la totalité de sa vie entre 1953 et 1960. Dotée d’une force d’aimer incroyable, elle ne craint pas le ridicule ni les railleries de certains amis de Giono.

Elle s’accroche à lui avec une détermination inouïe, elle le traque, elle le harcèle au téléphone…

Elle s’accroche à lui avec une détermination inouïe, elle le traque, elle le harcèle au téléphone…" Un seul être vous obsède et le monde peut bien s’écrouler. Le 20 mai 1960, en pleine guerre d’Algérie, Taos Amrouche écrit ceci : "Je vis dans l’ignorance la plus complète de ce qui se passe dans le monde. Pourtant, le ciel politique est sombre et j’entends dire que des torpilles transportent dans les espaces interplanétaires des observateurs vivants. Cela me laisse froide." Les mentions relatives aux "événements" sont rares, allusives, alors même que le frère de Taos, le poète et homme de radio Jean Amrouche, est en contact avec les instances du FLN comme avec le général de Gaulle.

À vrai dire, il aurait été souhaitable, pour le lecteur comme pour Taos Amrouche elle-même, d’adjoindre aux Carnets un appareil critique conséquent rappelant aux moins de 20 ans qui fut cette femme. À savoir : une romancière mais aussi, et surtout, une chanteuse extraordinaire. Née en Tunisie, parce que ses parents avaient quitté l’Algérie en 1910, elle a reçu de sa mère Fadhma Aït Mansour Amrouche le "feu sacré" des chants berbères. "Fadhma Aït Mansour a été élevée en Algérie chez les bonnes soeurs, raconte Denise Brahimi.

Une institutrice a aussi beaucoup compté pour elle, lui communiquant le goût des textes et de la littérature française. Elle adorait parler, elle avait le sens du langage et il lui arrivait fréquemment pendant ses séjours en Kabylie de rassembler son monde pour raconter des histoires." Son penchant pour les choses de l’esprit, Taos Amrouche le doit aussi à son frère Jean, qui "l’a précédée dans l’acquisition des connaissances" et qui, à Tunis, fréquentait de nombreux intellectuels.

C’est d’ailleurs un certain André Gide qui lira parmi les premiers Jacinthe noire, le roman que Taos Amrouche termine en 1939 et sur lequel l’écrivain rédige une lettre enthousiaste. Mais la Seconde Guerre mondiale retardera longtemps la publication du livre. Dans les années 1940, Taos Amrouche est un temps pensionnaire de la Casa de Velázquez (Madrid) puis vit à Alger, où son mari est accueilli à la villa Abd-el-Tif. Recueillant les chants de la bouche de sa mère, Taos Amrouche leur offre le souffle de sa voix puissante.

Kabyle et chrétienne

Des images lumineuses de l’enfance à Radès, du sentiment de rejet lié au fait d’être à la fois kabyle et chrétienne, tout comme de l’aide reçue de Jean Giono par le couple Bourdil-Amrouche lors de son arrivée en France, les carnets ne disent pas grand-chose tant l’amoureuse est obnubilée par les rendez-vous manqués et les dérobades de celui qui inspirera L’Amant imaginaire. De même ils ne disent rien, ou si peu, des succès remarquables de ses chants berbères – toujours édités aujourd’hui. "Elle avait une capacité étonnante de modifier sa voix, raconte Denise Brahimi.

Elle aimait passionnément chanter et donnait à chaque fois le meilleur d’elle-même, offrant ses chants aux publics européens les plus huppés, les plus savants, dans des milieux qui étaient loin d’être populaires. Ses concerts ont été des triomphes, dans les nombreux pays où elle est allée jusqu’en 1976, quelques mois avant sa mort.

C’est la partie de son oeuvre qui a été retenue, plus que ses romans, qui relèvent d’un genre que l’on pourrait aujourd’hui apparenter à l’autofiction." Taos Amrouche participa même au Festival mondial des arts nègres organisé par Léopold Sédar Senghor en 1966 – et le poète président lui rendit un hommage appuyé dans un article publié dans le no 103 de Présence africaine, en 1977.

"C’est Mme Taos Amrouche qui nous ramena aux racines, encore humides, de ce grand peuple qu’est l’ethnie berbère, qui, au moment des conquêtes grecques et romaines, occupait toute l’Afrique du Nord, avec ses expressions égyptienne, libyenne, numide et "maure". C’est elle qui fit connaître et, surtout, sentir les chants-poèmes des Berbères dans leur langue originaire.

D’un mot, c’est elle qui apporta, au premier Festival mondial des arts nègres, l’une des contributions les plus authentiques de l’Afrique du Nord", écrivait-il. Quant à la guerre d’Algérie, il est évident que cette farouche promotrice de la culture berbère y accordait une importance capitale. "Elle a reçu beaucoup de gens du FLN, des combattants, affirme Denise Brahimi. Elle était, comme son frère Jean, passionnée par la cause de l’indépendance."

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