Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié : amicalement vôtre

Longtemps, ils se sont détestés. Aujourd’hui, pourtant, Henri Konan Bédié a sacrifié son parti pour soutenir Alassane Ouattara. Lequel sait bien ce qu’il lui doit à un an de la prochaine élection présidentielle.

Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié, le 16 décembre 2014, à Abidjan. © Thierry Gouegnon/Reuters

Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié, le 16 décembre 2014, à Abidjan. © Thierry Gouegnon/Reuters

Publié le 31 décembre 2014 Lecture : 8 minutes.

Les membres de Magic System sont là, qui se trémoussent sur la scène au rythme d’un coupé-décalé sirupeux. En cette fin d’après-midi du 16 décembre, Alassane Ouattara savoure l’instant. C’est plus qu’un pont qu’il vient d’inaugurer : c’est le pont Henri-Konan-Bédié, et elles ne sont pas nombreuses, les personnalités ivoiriennes qui ont pu voir leur nom inscrit de leur vivant sur la carte d’Abidjan. Le président Ouattara sait que son ancien ennemi et prédécesseur à la tête de l’État, devenu un allié indispensable dans la course à l’élection de 2015, en sera flatté.

Il espère aussi que leur union en sortira renforcée. Bédié, lui, ne boude pas son plaisir et s’enthousiasme : "Ce pont vaut à lui seul deux mandats !" Rien que ça. Il faut dire que ces derniers mois, les deux hommes ont pris soin de se donner des gages de fidélité. Surtout depuis que, le 17 septembre, Bédié a confirmé ce que tous pressentaient : son parti, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), se rallie à la cause du président sortant et ne présentera pas de candidat au scrutin de l’année prochaine.

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Dans les rangs du Rassemblement des républicains (RDR, au pouvoir), on a salué ce magistral gambit de Ouattara, qui a fait là "le plus beau coup politique de son mandat". On a répété que si Bédié renonçait à lancer le PDCI dans la course et sacrifiait ainsi les ambitions de sa propre formation, sans même prendre la peine de consulter les militants, c’est parce qu’aucun de ses cadres n’était prêt à prendre la relève.

Entre ADO et HKB, un passif lourd

Entre les deux hommes, les choses n’ont pas toujours été simples. Bédié ne s’est pas toujours plu à répéter qu’Alassane Ouattara était "un travailleur infatigable", "un bâtisseur". Les proches de l’ancien président, arrivé au pouvoir à la faveur de la mort de Félix Houphouët-Boigny en 1993, n’ont pas toujours vu en lui "un homme de paix qui a fait le choix de la stabilité pour la Côte d’Ivoire". Un familier des deux protagonistes résume ainsi leur relation : "Ouattara et Bédié ne se craignent pas. Le premier a su apprivoiser le second et lui donner l’impression qu’en lui apportant son soutien, il allait oeuvrer à la paix et à la destinée du pays."

En bon stratège, Ouattara, 72 ans, bichonne Bédié, 80. Depuis New York, en marge de l’assemblée générale de l’ONU, ou lors de ses déplacements à l’étranger, il ne manque jamais d’appeler son aîné. Au téléphone, il lui donne du "grand frère" tandis que, confortablement installé dans l’une de ses somptueuses demeures de son village de Daoukro ou d’Abidjan, le vieux chef baoulé distille conseils et analyses. L’un de ses visiteurs décrit avec humour un "cliché d’ancien dictateur à la retraite, apaisé", considérablement renforcé par son alliance avec Ouattara et qui, en bon notable réputé pour son goût du faste, aime recevoir ses hôtes au bord de la piscine, avec cigare et coupe de champagne, pour évoquer les grands chantiers du pays.

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Ouattara veille à le consulter avant chaque grande décision. Il met à sa disposition son avion privé et lui assurerait même, selon les mauvaises langues, une retraite dorée – une manière habile d’entretenir un ego et de ménager la susceptibilité d’un homme qui n’a certes plus l’âge de convoiter la magistrature suprême, mais qui peut encore infléchir le vote baoulé. Et puis le président ivoirien donne des gages au clan Bédié. Il a recruté un des fils du Sphinx, Jean-Luc Bédié, comme conseiller économique. Surtout, nombre de ministères et de postes clés de l’appareil d’État ont été confiés au PDCI.

La rivalité, l’ivoirité et la vengeance

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Pourtant, nul n’a oublié les passes d’armes et les rivalités d’autrefois. Un "je t’aime moi non plus" qui a viré à la haine sur fond d’intrigues de succession et d’ambitions débordantes. Tout remonte au début des années 1990. Félix Houphouët-Boigny a pris soin "d’attiser une mésentente entre les deux qui allait mener au désastre", comme l’explique Frédéric Grah Mel dans sa biographie du "Vieux".

À la présidence de l’Assemblée nationale, Bédié est de facto le dauphin constitutionnel du chef de l’État. Patient, discret et avide de pouvoir, il attend son heure, certain que le pouvoir lui est dû. Il observe avec méfiance les moindres faits et gestes du Premier ministre Ouattara et déteste voir grandir l’influence de ce technocrate à mesure que se dégrade la santé d’Houphouët. Bon gré mal gré, les deux quinquas collaborent. Ils se retrouvent chaque mardi pour préparer le Conseil des ministres, mais ils savent que la guerre finira par éclater. Ce qui est en jeu, c’est l’après-Houphouët.

La rivalité va sortir des alcôves du pouvoir le 1er octobre 1992. Ce jour-là, Ouattara exprime publiquement ses ambitions de présidentiable au cours d’un entretien-fleuve accordé à la première chaîne de télévision ivoirienne. Bédié est furieux, et cela ne va pas s’arranger. En 1993, devenu président, il dégaine l’arme du faible, celle de la nationalité prétendument burkinabè de son rival, et exhume opportunément, avant l’élection de 1995, l’équivoque concept d’"ivoirité" dans son interprétation la plus radicale – celle qui permet d’imputer aux nombreux immigrés la responsabilité des maux que traverse le pays et d’écarter Ouattara qui, depuis Washington où il occupe le poste de directeur général adjoint du FMI, lorgne la présidence.

Un ennemi commun : Laurent Gbagbo

"Si Bédié veut en découdre, il n’a qu’à en venir aux mains", s’emporte à l’époque Alassane Ouattara. Quatre ans plus tard, ce dernier a quitté les États-Unis. La présidentielle de 2000 est maintenant dans sa ligne de mire. Installé dans les quartiers huppés de la capitale française, Ouattara peine à convaincre le président Jacques Chirac, proche soutien de Bédié, que le "désordre" menace le pays.

Pourtant, lorsque Bédié est chassé du pouvoir par un coup d’État militaire, en décembre 1999, puis exfiltré par les Français vers Lomé et Paris, il ne peut s’empêcher d’y voir la main de son rival. Il faudra encore quelques années pour que les deux hommes se réconcilient. Ce sera – de l’aveu même de Ouattara – à l’occasion des accords de Marcoussis, en 2003. Pour la première fois, en ce mois de janvier, les deux ennemis se retrouvent à la table des négociations pour mettre un terme à la crise politico-militaire qui ensanglante le pays. Les Français les ont installés dans des chambres d’hôtel qui se font face. La relation est glaciale, mais les deux ennemis ne peuvent plus s’éviter.

Deux mois plus tard, ils se retrouvent au Ghana (ils y signeront les accords d’Accra II et III), et c’est au palais présidentiel de John Kufuor que le déclic va avoir lieu : les négociateurs ont pris soin de faire patienter Bédié, Ouattara, leurs délégations respectives et les chefs des Forces nouvelles dans une même pièce du premier étage, quand un membre de la rébellion brise le silence et suggère que tous préparent ensemble la rencontre à venir. "Comme Bédié est l’aîné, c’est à lui que revient le rôle de présider cette rencontre", ose-t-il.

Peu à peu, les langues se délient. Bédié et Ouattara finissent par se parler. "Bédié n’était pas tendre avec la rébellion, mais Ouattara lui a donné son rôle de grand frère, et cela a décrispé leur relation", se souvient un témoin de la scène. Entre les deux hommes, le contact est rétabli. Il faut dire que tous deux ont un adversaire commun, et il est coriace : le président Gbagbo. Fin mars 2004, les jeunes du RDR et du PDCI battent le pavé ensemble. À Abidjan, la répression de cette manifestation pacifique est particulièrement sanglante : au moins 120 morts, selon l’ONU. L’alliance entre Bédié et Ouattara est désormais scellée dans le sang.

Le RHDP, une drôle d’histoire

Un an plus tard, en mai 2005, elle se concrétise par la création du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP), où se retrouvent le PDCI, le RDR, l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI) d’Albert Mabri Toikeusse et le Mouvement des forces d’avenir (MFA) d’Innocent Anaky Kobena. C’était il y a presque dix ans. Depuis, Bédié et Ouattara font bloc et prétendent partager la même vision et une partie du pouvoir pour lequel ils se sont déchirés.

En 2010, Bédié a un peu tardé à reconnaître sa défaite au premier tour de la présidentielle, mais a fini par appeler à voter Ouattara, lui permettant de l’emporter face à Gbagbo. Là encore, c’est dans la douleur que les deux anciens pires ennemis se rapprochent, claquemurés durant plus de quatre mois au Golf Hôtel.

Avec son "appel de Daoukro", le Sphinx a pris le risque de diviser son parti. Pas sûr, à en croire ses détracteurs, que la démocratie en sorte renforcée tant on paraît s’acheminer vers une élection où Alassane Ouattara n’aura face à lui aucun candidat de poids. Car quoi qu’il arrive, ni Amara Essy, ni Charles Konan Banny, ni Konan Kouadio Bertin, ni Jérôme Kablan Brou, les quatre candidats déclarés du PDCI, n’auront le plein soutien du parti. Et ce n’est pas le Front populaire ivoirien (FPI, opposition), pour l’heure englué dans des querelles internes, qui peut inquiéter le candidat Ouattara. À moins qu’il ne s’allie avec les dissidents du PDCI.

Dès la mi-septembre, le PDCI a tenté d’expliquer la décision de Bédié en envoyant dans tous le pays une centaine de délégations chargées de vanter les mérites d’un second mandat Ouattara. Avec les moyens financiers du RDR… Dans les deux états-majors politiques, certains n’en ont pas cru leurs yeux : "Ouattara a fait de son plus redoutable adversaire historique son meilleur directeur de campagne !" l

Petits arrangements entre alliés

Avec Daniel Kablan Duncan à la primature, Charles Diby Koffi aux Affaires étrangères, Patrick Achi aux Infrastructures économiques, Kobenan Kouassi Adjoumani à l’Élevage et à la Pêche et Rémi Allah Kouadio à l’Environnement, sans oublier Jeannot Ahoussou Kouadio au ministère d’État chargé de la Réconciliation, le PDCI est plutôt bien loti dans le gouvernement ivoirien – et aucun d’entre eux n’a intérêt à ce que le PDCI fasse cavalier seul.

Certes, le RDR tient la Défense, l’Intérieur, la Justice et les Affaires africaines, mais le président Ouattara prend soin de consulter Henri Konan Bédié à chaque fois qu’il remanie. Autres fidèles de Bédié placés tout près du sommet de l’État : son neveu Niamien N’Goran – le futur dauphin ? – à l’Inspection générale d’État et Thierry Tanoh au poste de secrétaire général adjoint de la présidence. L’ex-directeur général d’Ecobank y a été nommé quelques jours avant "l’appel de Daoukro". Simple coïncidence ? Sans doute pas. Pour Bédié, le soutien à Ouattara a un prix : le maintien du PDCI dans l’appareil d’État, avec tous les avantages qui en découlent.

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