Felwine Sarr : « L’Afrique est au cœur des dynamiques qui structurent le monde actuel »
Du 28 au 31 octobre, le Sénégal accueille dix-huit intellectuels emblématiques d’Afrique et de la diaspora pour les premiers Ateliers de la pensée. Co-fondateur de l’événement, l’écrivain Felwine Sarr en raconte la genèse et en évoque la portée.
Initiés par le Sénégalais Felwine Sarr et le Camerounais Achille Mbembe, les Ateliers de la pensée ont ouvert leurs portes à Dakar ce 28 octobre, avant de faire une escapade à Saint-Louis le 31. Au programme, dix-huit intellectuels “afro-diasporiques” d’expression française, venus “réfléchir autour des nouvelles interrogations suscitées par les transformations du monde contemporain” et penser les défis qui se posent au continent.
Parmi eux, entre autres, les historiens Mamadou Diouf et Ibrahima Thioub, les écrivains Léonora Miano, Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi et Sami Tchak, les philosophes Elsa Dorlin, Nadia Yala Kisukidi et Hourya Benthouami, le sociologue Ebrima Sall.
En public ou à huis-clos, ces dignes représentants du “renouveau de la pensée critique” et du “dynamisme de la création littéraire” de l’Afrique et de sa diaspora auront à cœur de promouvoir, via ces rencontres in situ et les réseaux sociaux, une réflexion endogène susceptible de se substituer au prêt-à-penser venu d’ailleurs qui a si longtemps fait office de boussole pour les sociétés civiles du continent. Felwine Sarr présente, pour JA, les grandes lignes de cet événement inédit.
JEUNE AFRIQUE : Quel est le déclic à l’origine de ces Ateliers de la pensée ?
Felwine Sarr : Achille Mbembe et moi-même voulions faire une lecture croisée, à Dakar, de nos deux derniers ouvrages, parus cette année : Politiques de l’inimitié (La Découverte) et Afrotopia (Philippe Rey). Nous avons finalement décidé d’élargir cette conversation à d’autres intellectuels africains pour tenter de faire le point sur diverses questions urgentes liées aux transformations du monde et à la place qu’y tient l’Afrique. C’est ainsi qu’est née l’idée de réunir une vingtaine de penseurs du continent dans le cadre d’ateliers destinés à faire éclore une réflexion polyphonique.
À quelles “question urgentes” les Ateliers de la pensée seront-ils consacrés ?
D’abord, réfléchir aux conditions permettant d’établir des sociétés ouvertes, susceptibles d’établir du bien-être économique et social, de la paix, de la liberté et de la dignité pour les individus – autrement dit une prise en charge de leurs besoin fondamentaux. Un autre enjeu est la dialectique de l’universel et du particulier : comment construire un monde où il est possible de vivre ensemble, ce qui pose la question des rapports entre les groupes, des inégalités, des violences et des exclusions, au-delà de nos appartenances singulières. Je mentionnerai aussi la question de la “décolonialité” : comment permettre à nos société de prendre leur destin en main et d’explorer de manière féconde leur présent comme leur devenir, hors des cadres imposés par l’héritage colonial. Et enfin, celle de la connexion planétaire des questions africaines, car l’Afrique n’est pas un bloc isolé : elle est au cœur des dynamiques qui structurent le monde actuel – l’environnement, le développement, la paix, la sécurité…
Quel est le dénominateur commun aux dix-huit penseurs invités ?
Ce sont des intellectuels d’Afrique et de la diaspora qui s’intéressent aux questions qui s’imposent au continent. Il y a une volonté de mêler les générations et les disciplines, d’assurer un équilibre au niveau du genre et aussi de dépasser le clivage entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Tous, quelles que soient leurs origines, ont lié leur parcours intellectuel au destin de l’Afrique. C’est ce qui justifie leur présence.
Pour être reconnue, la pensée produite par les Africains doit souvent transiter par les grandes capitales occidentales, qu’il s’agisse des maisons d’édition ou des colloques. Par quels biais est-elle directement accessible aux Africains ?
C’est une question essentielle : celle de la dissémination du savoir produit en Afrique. Il nous manque certainement des infrastructures dignes de ce nom en matière d’éditeurs, de diffuseurs, de librairies… C’est l’une des raisons qui nous ont conduits à venir rencontrer un public dakarois et saint-louisien afin de laisser éclore cette pensée face à des Africains, en favorisant une interaction avec eux. Au-delà de ces échanges, nous comptons nous appuyer sur les réseaux sociaux pour diffuser cette expérience le plus largement possible. Nous avons mis en place des plateformes sur Internet à partir desquelles les Ateliers de la pensée pourront être suivis en live-streaming et où différents matériaux, comme les actes de ces rencontres, pourront être consultés par la suite.
Les gouvernants africains vous semblent-ils suffisamment à l’écoute de la pensée endogène que vous cherchez à promouvoir ?
Il serait souhaitable que nous soyons plus écoutés. La grande difficulté, c’est de savoir comment réinjecter une plus-value intellectuelle dans un corps social donné. Les gouvernants sont importants car ils ont à leur disposition des outils, ils engagent des politiques publiques qui, si elles sont bien inspirées, produiront des effets bénéfiques. Mais les ponts entre la recherche et l’action politique nous font souvent défaut. Dans d’autres espaces géographiques, les politiques publiques s’inspirent d’une réflexion globale, systémique, produite par des think-tanks.
Le grand économiste indien Amartya Sen avait décliné la fonction de conseiller du prince, préférant mettre ses idées en délibération sur la place publique car il estimait que si la société civile est mieux armée intellectuellement, elle peut transformer sa relation avec les gouvernants en relation de créance : exiger d’eux des politiques publiques adéquates après avoir été informée des enjeux. À nous de contribuer à ce processus.
Vous pouvez suivre les Ateliers de la pensée sur Facebook, Twitter, ainsi qu’en live-streaming :
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