Maroc : Baha, l’irremplaçable stratège de Benkirane

La mort accidentelle de son bras droit Abdellah Baha prive le chef du gouvernement marocain, Abdelilah Benkirane, d’un confident, d’un conseiller et d’un stratège. Amputé de son éminence grise, il devra trouver les ressources pour renforcer son cabinet et rebondir.

Abdelilah Benkirane au Parlement en juillet. Au premier rang à droite : Abdellah Baha. © Fadel Senna/AFP

Abdelilah Benkirane au Parlement en juillet. Au premier rang à droite : Abdellah Baha. © Fadel Senna/AFP

Publié le 22 décembre 2014 Lecture : 8 minutes.

Jusqu’au conseil du gouvernement du 11 décembre, Abdelilah Benkirane n’avait pas fait le deuil de la perte de son premier conseiller, intime confident et ami de près de quarante ans, Abdellah Baha, ministre d’État et numéro deux du gouvernement. Lors de cette réunion, il a, pour la première fois, installé à sa droite le ministre des Affaires étrangères, Salaheddine Mezouar : "Il n’est pas convenable que le siège de notre frère Baha reste vide."

"Conseiller spécial, visiteur du matin et du soir, il [était] sa conscience, son Jiminy Cricket", écrivait J.A. il y a à peine un an. Le 10 décembre au soir, après les veillées qu’exige la tradition et qui ont largement rassemblé l’élite politique, économique et intellectuelle du royaume, la villa de Benkirane, dans le quartier des Orangers de Rabat, accueillait une réunion du secrétariat général du Parti de la justice et du développement (PJD, qui dirige le gouvernement depuis janvier 2012).

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Ses camarades se contentant de rappeler les qualités du défunt. "Oudkourou amouatakoum bikhayr" : "Citez vos morts en bien", dit le hadith. Depuis plusieurs jours, avec un unanimisme remarquable, tout le monde dresse le portrait d’un "sage" (l’éditorialiste Taoufik Bouachrine) et d’un "grand homme d’État", cette dernière formule ayant été utilisée dans le message de condoléances adressé par le roi Mohammed VI. Survenu un mois à peine après la noyade d’un responsable socialiste, au même endroit, l’accident incite à l’introspection, sinon au fatalisme, et a donné lieu à certaines théories alambiquées.

Benkirane et Baha formaient un tandem à la tête de l’exécutif

Même si le secrétariat général n’a pris ce soir-là aucune décision, le temps est venu pour les islamistes de penser à l’après-Baha. Mais, par décence, les cadres du PJD n’en ont pas encore discuté. Or, compte tenu de la place éminente qu’occupait Baha dans le dispositif de Benkirane et des responsabilités actuelles de ce dernier comme chef du gouvernement, cette succession n’est pas de la cuisine interne. La mort de Baha dévoile ce que beaucoup savaient : Benkirane et lui formaient un tandem, certains diraient même un corps siamois, à la tête de l’exécutif.

"La question de la succession dans ses fonctions officielles et partisanes n’a pas été abordée, explique le constitutionnaliste Abdelali Hamieddine, proche du chef du gouvernement. Le poste de ministre d’État est lié à la proposition de Benkirane et à l’accord donné par le roi." Fin 2011, alors que les tractations pour la formation de son gouvernement battaient leur plein, Benkirane avait suggéré que Baha soit nommé vice-chef du gouvernement. Rappelant que la Constitution ne prévoyait pas cette fonction, le cabinet royal avait alors refusé.

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Mais Benkirane tenait à ce que Baha agisse à visage découvert, sans l’assigner à un portefeuille ministériel qui l’aurait éloigné de lui. "Il s’agissait de lui accorder une qualité plus importante que celle de conseiller ou de cabinard, puisque Benkirane souhaitait qu’il assiste aux Conseils des ministres. De fait, il gérait une partie des dossiers de la primature", confirme un dirigeant du PJD. Ce poste de ministre d’État a été créé pour Baha, pas pour une autre raison. Jamais à court de bons mots, Benkirane avait même glissé à un diplomate : "Voici Baha, je ne sais jamais si c’est lui qui est chef du gouvernement ou moi."

Peu disert, goûtant peu le contact avec les médias – comme l’auteur de ces lignes l’a constaté après des relances infructueuses -, Baha était l’une des figures majeures de la classe politique marocaine depuis l’émergence, dans les années 1980, du courant islamiste. Avec Abdelilah Benkirane et Mohamed Yatim, ils sont les artisans de la réunification sous la bannière de la Jamaa Islamiya, précurseur du Mouvement Unicité et Réforme (MUR), qui reste à ce jour l’association soeur du PJD consacrée à la prédication.

Contrairement à l’image un peu lisse des nécrologies qui abondent ces derniers jours, Baha était un militant qui affrontait l’adversité, quitte à passer pour un fanatique.

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Dès 1981-1982, Baha apparaît déjà comme un stratège, "l’ingénieur du groupe", alors que Benkirane et Yatim ont un profil plus classique d’enseignant. "Abdellah était le cerveau, le pondérateur, le régulateur et le stratège. Grâce à sa formation, il était mieux outillé pour concevoir et réfléchir en termes de projets", analyse le politologue Mohamed Tozy, qui lui a consacré quelques pages éclairantes dans son classique Monarchie et Islam politique au Maroc (Presses de Sciences-Po, 1999).

Jeune étudiant à l’Institut agronomique et vétérinaire (IAV) de Rabat, à l’époque bastion de la gauche universitaire, y compris des disciples du sociologue Paul Pascon, Baha se signale dès la première rentrée universitaire en refusant de se plier au rite du bizutage. Cet "obni" (objet barbu non identifié) détonne à l’époque, et les autres étudiants décident d’en faire leur "souffre-douleur", l’affublant du sobriquet Bizu-Allah. Tozy conclut : "Quelques années plus tard, ils étaient nombreux à remettre en question le bizutage pour cause d’antinomie avec l’islam." Contrairement à l’image un peu lisse des nécrologies qui abondent ces derniers jours, Baha était un militant qui affrontait l’adversité, quitte à passer pour un fanatique.

Abdellah Baha était l’une des figures majeures de l’islamisme
marocain depuis les années 1980. © Youssouf Boudlal/Reuters
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Baha a prôné le réalisme et la pondération

Il est vrai, cependant, qu’une partie de la base islamiste ne l’appréciait guère, car il aimait différer le conflit. Ce dont atteste cette confidence de Benkirane à notre collaborateur et ancien rédacteur en chef Hamid Barrada, en présence de Baha : "Après avoir été arrêté, bousculé, je n’ai pas supporté [la torture] et j’ai voulu renoncer à toute activité politique. Je suis allé voir Si Baha pour lui annoncer ma décision. Il m’a répondu : "Quand ils t’arrêtent c’est pour te retourner, pour faire de toi un informateur." Je lui ai alors dit que je ne pourrais pas résister. Je me souviendrai toujours de sa réponse : "Si nous renonçons à la violence, ils arrêteront aussi.""

Jusqu’au sein du gouvernement, alors que certains, triomphalistes, voulaient engager un bras de fer avec le Palais et une partie de la technostructure hostile au PJD, Baha a prôné le réalisme et la pondération. C’est lui que Benkirane délègue au lendemain de la crise des cahiers des charges des télés publiques pour une médiation entre les patrons des chaînes et son ministre de la Communication, Mustapha El Khalfi, alors à couteaux tirés.

Comment Benkirane va-t-il combler le vide ? "Sans Baha, Benkirane est bancal", tranche un observateur avisé de la vie politique marocaine. "Personne dans la direction actuelle du PJD n’a la carrure, ni l’expérience, ni la même proximité avec Benkirane", ajoute Tozy. Pourtant, Benkirane devra s’entourer d’une équipe plus forte.

Certaines voix, relayées par les médias arabophones, encouragent déjà la nomination de Saadeddine El Othmani. Cet ancien patron du PJD et ministre des Affaires étrangères du cabinet Benkirane I est sans fonctions officielles depuis octobre 2013. Ce serait oublier que Benkirane et El Othmani ont été rivaux à la tête du parti et que le courant ne passe pas toujours entre ces deux très fortes personnalités. Croire qu’El Othmani est un homme modéré et consensuel est une simplification de la réalité.

"Benkirane ne peut pas remplacer Baha", estime Hamid Barrada, qui a connu les deux hommes et constaté à quel point ils fonctionnaient en tandem : "Lorsqu’on interviewait Benkirane, Baha était toujours présent. Il l’interrompait parfois pour le corriger ou le censurer." Reste que le chef du gouvernement a besoin, après le deuil, de s’entourer pour mener jusqu’au bout sa mission. Sauf nouvelle surprise, son bail à la primature devrait se prolonger jusqu’à l’automne 2016.

Trois noms viennent à l’esprit

Benkirane sera amené à piocher parmi ses anciens collaborateurs les compétences d’organisation et de gestion d’agenda qui lui manquent. Il avait, en effet, pris l’habitude de se reposer sur Baha. Ce dernier n’avait pas de bureau propre, car il était le plus souvent avec le chef du gouvernement.

Trois noms viennent à l’esprit pour remplacer Baha : Abderrahim Chikhi, Mustapha El Khalfi, Jamaa Mouatassim.

Trois noms viennent à l’esprit : Abderrahim Chikhi, Mustapha El Khalfi, Jamaa Mouatassim. Le premier connaît déjà le cabinet de Benkirane, où il a officié. Ancien chef de service de la direction au ministère des Finances, il est, depuis août, le patron du MUR. Un profil de mi-prédicateur mi-ingénieur qui évoque Baha, même s’il ne partage pas son expérience militante. De même, Jamaa Mouatassim, chef de cabinet, est un homme de dossiers.

Ancien maire d’arrondissement de Salé Tabriquet, il avait été arrêté brièvement début 2011 pour une affaire de corruption. Libéré et réhabilité par une nomination royale au Conseil économique et social, il monterait en grade. Enfin, le porte-parole du gouvernement Mustapha El Khalfi, qui est déjà l’un des ministres les plus proches du chef du gouvernement, peut faire valoir sa capacité de travail et un profil plus technocratique.

Ses handicaps : il est encore jeune (41 ans) et son goût pour la dispute le rapproche beaucoup de Benkirane. "Pour l’instant, il n’y a pas d’urgence, Benkirane peut très bien fonctionner avec la configuration actuelle", rassure un militant islamiste. Mais pour combien de temps ?

Un accident et des interrogations

Il est environ 18 heures en ce dimanche 8 décembre lorsqu’un train-navette rapide percute une personne au niveau du pont de Oued Cherrat, entre Casablanca et Rabat. La nuit est déjà tombée sur cette zone rurale. En début de soirée, on apprend que la victime est Abdellah Baha. Sa voiture, abandonnée à quelques centaines de mètres, a permis l’identification.

Les opérations de recherches de la dépouille sont compliquées par l’obscurité. L’horrible nouvelle se répand très rapidement, et tout le Maroc est sous le choc, d’autant que le même lieu a été le théâtre d’une autre tragédie un mois auparavant : la noyade du député socialiste Ahmed Zaïdi. Selon les premières déclarations prêtées aux proches de la victime, Baha se serait arrêté sur le lieu du décès de Zaïdi.

L’enquête en cours déterminera les circonstances exactes, mais la famille Baha, notamment son fils, demande que l’on arrête les supputations et les théories parfois farfelues qui prolifèrent. "Que faisait Baha à cet endroit ? Doutait-il de la version de la noyade de Zaïdi ? Cette coïncidence en est-elle vraiment une ?" La machine complotiste est en marche. Certains ironisent en rappelant que Mehdi Ben Barka avait été victime, à Oued Cherrat, d’une tentative d’assassinat maquillée en accident de la circulation. C’était en 1962.

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