Démocratie et torture

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  • Béchir Ben Yahmed

    Béchir Ben Yahmed a fondé Jeune Afrique le 17 octobre 1960 à Tunis. Il fut président-directeur général du groupe Jeune Afrique jusqu’à son décès, le 3 mai 2021.

Publié le 17 décembre 2014 Lecture : 5 minutes.

Très mauvaise fin d’année pour le dogme selon lequel "la démocratie est le stade suprême du développement politique".

On nous a tant de fois assuré que c’est le système politique où les droits de l’homme sont le mieux respectés que nous en sommes arrivés à en être persuadés.

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Hélas, trois fois hélas, en ce mois de décembre, l’assertion a été infirmée à deux reprises et pas n’importe où : aux États-Unis d’Amérique, considérés généralement comme une authentique démocratie, la plus grande du monde occidental, celle-là même qui sermonne régulièrement les pays qui, de son point de vue, foulent aux pieds les droits humains…

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Dans plus d’un État de cette fédération, on a vu des policiers blancs à la gâchette trop facile tirer sur des citoyens noirs désarmés – mais qu’ils ont jugés suspects -, les tuer et s’en tirer sans condamnation ni le moindre blâme.

Par un copieux rapport du Sénat que ses auteurs ont mis cinq ans à rédiger, nous avons ensuite appris, cette semaine, que ce grand pays démocratique a largement pratiqué la torture.

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Il y a eu recours pendant les huit années de la présidence George W. Bush-Dick Cheney comme instrument de sa "guerre mondiale contre le terrorisme".

Chargée de cette étrange mission, la CIA a torturé aux États-Unis même et ailleurs dans le monde : capturés ou monnayés, des centaines de terroristes avérés ou présumés ont subi la torture made in USA. Et, à ce jour, quelque dix ans après, ne sont pas encore passés en jugement.

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Établis par les auteurs du rapport, les faits sont accablants pour le président et le vice-président des États-Unis qui, entre 2001 et 2008, ont ordonné ces actes de torture, pour les juristes de haut niveau et les médecins qui les ont cautionnés, pour les directeurs successifs de la CIA et des centaines de leurs collaborateurs.

Nombre de ces derniers ont outrepassé les bornes qui leur avaient été fixées ; aucun n’a été sanctionné.

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Dianne Feinstein, la présidente de la commission spéciale du Sénat qui a rédigé ce rapport de 6 700 pages – dont il existe un résumé de 525 pages -, s’est battue pendant des mois pour qu’il soit rendu public et pour que les États-Unis, dont la réputation se trouve gravement mise en cause, prennent des sanctions. Aujourd’hui, elle réclame haut et fort des dispositions pour que ces dérives dignes d’une dictature ne puissent plus se reproduire. Elle affirme avec force que "les actes de brutalité et de torture commis étaient glaçants, systématiques, beaucoup plus nombreux et étendus que nous ne l’avions pensé".

John McCain, l’ancien candidat (républicain) à la présidence des États-Unis, qui fut détenu au Vietnam et torturé, a approuvé le rapport et sa publication.

L’une et l’autre ont appelé leur pays à "montrer sa volonté d’affronter cette triste vérité".

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Nous savions que l’administration de George W. Bush-Dick Cheney avait autorisé une forme de torture. Il a été prétendu à l’époque, pour la justifier et la continuer, que les informations ainsi obtenues avaient permis de prémunir les États-Unis contre de nouvelles agressions.

Le rapport Feinstein révèle qu’il ne s’agit nullement d’"interrogatoires musclés" mais d’actes de torture caractérisés, dont le rapport donne une description précise et horrifiante. Ils ont été plus nombreux et plus brutaux que ce que la CIA a bien voulu admettre dans un premier temps, avant de reconnaître, le 11 décembre, par la voix de son patron, John Brennan, que "certains de ses agents" avaient employé des techniques "répugnantes". Le rapport soutient que ces traitements inhumains ont été, de surcroît, sans grande efficacité : les "informations" obtenues n’ont été d’aucune utilité opérationnelle.

Forte de la mission qui lui avait été confiée, la CIA s’est peu à peu érigée en État dans l’État, a trompé le ministère de la Justice et même la Maison Blanche et le Congrès. Elle a corrompu des fonctionnaires étrangers et obtenu la complicité d’une vingtaine de pays, dont la Pologne, la Lituanie, la Roumanie, l’Égypte, la Thaïlande, le Pakistan, la Jordanie, où elle a torturé et fait torturer dans des "facilités" spécialement aménagées.

Le rapport évalue les dépenses supplémentaires occasionnées par ces dérives à 300 millions de dollars.

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L’impression qu’on tire de la lecture attentive de ce qui a été publié (et qui est expurgé des informations jugées "sensibles") est qu’une grande démocratie mue par le sentiment de vengeance pour l’affront subi le 11 septembre 2001 peut en arriver à se comporter comme une vulgaire dictature.

À cette différence près : les États-Unis n’ont pas torturé de citoyens américains, leurs victimes étaient toutes des étrangers, plusieurs centaines, classés sans souci de vérification comme terroristes et "ennemis combattants".

Les services américains les ont soit achetés à ceux qui les détenaient, soit capturés de la même manière que Hitler, Staline ou les puissances coloniales capturaient leurs ennemis : sans respect ni de la légalité internationale ni de la souveraineté des pays où ils se trouvaient.

Le rapport de Dianne Feinstein décrit une CIA mal préparée à exécuter la besogne que lui avaient confiée George W. Bush et Dick Cheney. Ses dirigeants successifs ont néanmoins accepté la mission et l’ont exécutée parfois avec zèle.

Ce mépris des droits de l’homme dès lors que la victime n’est pas américaine ôte aux États-Unis toute légitimité pour stigmatiser les atteintes à ces droits dont se rendent responsables les autres pays dans leur lutte contre leurs terroristes.

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Mais, aux États-Unis – privilège de la démocratie -, il y a eu alternance, et dès qu’il est arrivé au pouvoir, Barack Obama a fait cesser ce que son prédécesseur avait institué. "Tout esprit sain s’en rend compte : c’est de la torture", a-t-il dit en interdisant à la CIA de continuer à pratiquer ce qui lui avait été demandé.

Aujourd’hui, c’est le Sénat lui-même qui dénonce et accuse. "Nous sommes juges – et responsables – de nos actes, y compris ceux que nous accomplissons quand les temps sont difficiles", a conclu Dianne Feinstein.

La presse et l’opinion publique approuvent le Sénat. Et l’on en est à se poser la question : faut-il sanctionner les instigateurs ou ceux qui leur ont obéi ?

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