Drones américains en Tunisie : le secret de polichinelle qui embarrasse les autorités

Interrogé mardi sur la coopération sécuritaire entre la Tunisie et les États-Unis, le président Béji Caïd Essebsi a reconnu – pour la première fois – que des drones américains ont été autorisés à survoler le territoire tunisien. Une déclaration qui relance la polémique, en Tunisie et chez ses voisins, autour des agissements de l’armée américaine dans la région.

Décollage d’un drone ScanEagle américain d’une base militaire dans l’océan Pacifique, le 25 février 2011. © Joseph M. Buliavac, U.S Navy/Wikimedia Commons

Décollage d’un drone ScanEagle américain d’une base militaire dans l’océan Pacifique, le 25 février 2011. © Joseph M. Buliavac, U.S Navy/Wikimedia Commons

Publié le 25 novembre 2016 Lecture : 4 minutes.

Le Washington Post en date du 26 octobre révélait que les États-Unis ont « secrètement étendu leur réseau mondial de bases de drones à l’Afrique du Nord, déployant des appareils sans pilote et du personnel militaire américain dans une structure en Tunisie pour mener des missions espionnes en Libye voisine. » D’après le quotidien américain, les drones décolleraient d’une base tunisienne depuis fin juin et auraient « joué un rôle clé dans une vaste offensive aérienne américaine contre un fief de l’État islamique » en Libye.

Ont aussitôt suivi des démentis du porte-parole du ministère de la Défense, Belhassen Oueslati, puis du chef du gouvernement, Youssef Chahed, qui a affirmé au journal Le Monde, à la veille de sa visite à Paris, qu’aucun drone ne décollerait « de chez nous vers la Libye. »

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À l’occasion d’une interview télévisée le 22 novembre, Béji Caïd Essebsi a lui aussi démenti l’existence d’une base militaire américaine en Tunisie, sans pour autant nier l’utilisation de drones dans le cadre de missions d’entraînement des forces armées tunisiennes par « 70 militaires américains » sur place.

Mais que sait-t-on vraiment ? Pourquoi ce sujet suscite-il autant de malaise ? Retour sur les dits, les non-dits et les qu’en-dira-t-on.

Un « système de sécurisation » des frontières

Les autorités tunisiennes et américaines sont d’accord sur une chose : les drones en question, quelles que soient leurs trajectoires, servent à la surveillance et non à l’attaque. « Dans le cadre de la coopération bilatérale tuniso-américaine, nous avons acquis des drones pour former nos militaires à utiliser cette technologie et pour le contrôle de nos frontières sud-est avec la Libye, afin de détecter tout mouvement suspect », avait déclaré à l’AFP Belhassen Oueslati. Une réponse qui met de côté l’information du Washington Post selon laquelle « des officiels américains ont déclaré que [ces drones] pourraient être armés à l’avenir si la Tunisie donnait son autorisation aux Etats-Unis. »

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Le président tunisien s’est également voulu rassurant et prudent. « Ces appareils ne sont pas offensifs et leur usage se fait dans le cadre d’un accord bilatéral stipulant l’échange des informations et la mise à la disposition de la Tunisie des appareils à la fin de leur mission, ainsi que la maîtrise des forces militaires tunisiennes de leur utilisation », a-t-il précisé. Pour lui, l’accord conclu pour l’utilisation de ces drones « a pour objectif de défendre la Tunisie d’une menace en provenance des frontières libyennes sans menacer aucun autre pays voisin, notamment l’Algérie sœur. »

L’Algérie, agacée ?

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« Les autorités algériennes n’ont pas réagi de façon officielle, mais cela dérange beaucoup en coulisse », confie à Jeune Afrique Akram Kharief, journaliste algérien spécialisé dans les questions de défense. « Cette polémique dévoile une chose importante : la Tunisie a préféré faire principalement appel aux États-Unis plutôt qu’à l’Algérie pour sa surveillance aux frontières, et ça, ça doit agacer… » Et ce, malgré un accord de coopération pour la sécurisation des frontières conclu en 2014 entre les deux « pays frères ».

Bien qu’elle coopère elle aussi étroitement avec les forces et les services de renseignement  américains, l’Algérie a toujours été « très dogmatique en ce qui concerne sa souveraineté », explique Akram Kharief, refusant dès 2011 le survol de ses zones désertiques du sud par des drones américains et français dans le cadre de la lutte contre la contrebande d’armes en provenance de Libye.

Lié à la Tunisie en matière de défense, le pays craint, comme une partie de la population tunisienne, les répercussions d’une telle coopération avec les États-Unis. Dans un communiqué publié fin octobre, le parti des travailleurs algérien (PT) considère l’installation de bases militaires américaines dans les pays limitrophes comme « un danger imminent » et « la présence militaire américaine à nos frontières de l’Est (Tunisie) » comme une « menace directe sur la souveraineté et la sécurité nationales. »

Une coopération nécessaire mais embarrassante

Mais pourquoi ce discours à demi-mot du gouvernement tunisien, énoncé au compte-gouttes et prenant principalement la forme démentis ? Car la polémique ne date pas d’hier. En 2013, Jeune Afrique avait appris de source gouvernementale que les entretiens, à Tunis, entre le général David M. Rodriguez, patron du  Commandement des États-Unis pour l’Afrique (Africom), et Ali Larayedh, alors chef du gouvernement tunisien, avaient porté, entre autres, sur la question d’une base militaire américaine en cours d’implantation à Remada, dans le sud du pays. Un projet qui aurait été entamé dès décembre 2011. Des informations considérées comme « dénuées de tout fondement » et démenties « catégoriquement » plusieurs jours après par le ministère tunisien de la Défense.

La même année, un aéronef télépiloté de type ScanEagle s’est écrasé dans la zone de Kasserine, cet incident révélant à la fois l’utilisation de drones par les forces tunisiennes pour traquer les terroristes aux frontières, et le fait que ces forces tunisiennes soient formées par des spécialistes américains.

Ce qui n’empêche pas chaque mention d’une quelconque intervention américaine de susciter l’ire de l’opinion publique, qui clame haut et fort son indépendance et s’inquiète également de nouvelles représailles terroristes. Certains craignent en effet que l’intervention américaine n’aggrave davantage la crise libyenne et entraîne le retour de ressortissants combattant au côté de l’État islamique.

Or il est à souligner la coopération très poussée, ces dernières années, entre les unités spéciales de la garde nationale tunisiennes (USGN) et les Navy Seals (corps d’élite de la marine américaine), et le travail de la brigade antiterrorisme tunisienne (BAT) avec l’unité d’intervention de la police américaine (SWAT). Et d’aucuns de rappeler le raid aérien américain contre un camp de l’EI à Sabrata, qui a fait plus de 40 morts dont une majorité de Tunisiens, ou encore l’attaque d’un drone américain en 2015 visant le convoi du terroriste algérien Mokhtar Belmokhtar, et qui aurait tué nombre de leaders de la mouvance jihadiste implantée en Libye.

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