Égypte : Alaa El Aswany, le héraut d’Al-Tahrir

Dans ses chroniques, le romancier égyptien Alaa El Aswany évoque la révolution, l’islam politique et ses frères humains. Rencontre avec un colosse jovial fidèle à son antienne : « La démocratie est la solution ! »

 © JOEL SAGET/AFP

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Publié le 11 décembre 2014 Lecture : 7 minutes.

Un colosse jovial aux yeux rieurs ou fulminants en costume sombre fendu d’une cravate écarlate : l’Égyptien Alaa El Aswany semble à première vue plus proche du tribun politique que du romancier. Précédant de quelques jours à Paris son compatriote le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, le nouveau détenteur du pouvoir ravi aux Frères musulmans en juillet 2013, l’auteur du succès mondial L’Immeuble Yacoubian (Actes Sud, 2006) y présentait Extrémisme religieux et dictature (Actes Sud, octobre 2014), un florilège de ses chroniques politiques parues entre 2009 et 2013 dans les quotidiens égyptiens Al-Chourouk et Al-Masry Al-Youm. Vingt-neuf éditoriaux sans concessions, écrits avant et après la révolution du 25 janvier 2011, où l’auteur dénonce l’hypocrisie et la violence morale des sectateurs de l’islam politique, alliés objectifs des cercles militaires et affairistes instrumentalisant avec duplicité la "guerre contre la terreur" pour mieux opprimer le peuple en prétendant le protéger.

À chaque texte, une conclusion récurrente, un cri suprême : "La démocratie est la solution." "Une réponse aux Frères musulmans qui, depuis la fin des années 1970, promettent aux Égyptiens que "l’islam est la solution", explique Aswany dans son excellent français. Pour moi, l’islam reste une religion et l’islam politique n’a été fabriqué par les Frères que comme un moyen très efficace de conquérir le pouvoir. Je leur ai répondu par la démocratie, un système qui certes a ses défauts, mais reste le meilleur des systèmes humains."

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>> Lire aussi l’interview d’Alaa El Aswany réalisée en 2009

Un analyste visionnaire ?

En avril 2008, alors qu’un puissant mouvement de grève fait contagion dans tout le pays, Aswany confie déjà au New York Times : "Les choses vont tellement mal en ce moment que cela ne peut plus durer. Elles doivent changer. Je pense que nous allons avoir de grosses surprises." L’écrivain à succès serait-il aussi un analyste visionnaire ? "Je n’ai pas fait Sciences-Po, je suis romancier : je sens les gens et j’ai perçu dès 2008 que cette situation ne pouvait plus durer, précise-t-il. J’avais alors fait une interview qu’ils n’ont pas osé publier en Égypte parce que le titre était "La révolution a commencé"." Cette liberté de ton lui a créé bien des ennemis et bien des difficultés. Dans les années 1990, refusant de se plier à la censure, il doit publier ses trois premiers romans à compte d’auteur, en 500 exemplaires. En 2006, le succès international de L’Immeuble Yacoubian le dissuade in extremis d’abandonner l’Égypte et l’écriture.

S’il collectionne les menaces de mort, il n’en continue pas moins d’arpenter Le Caire sans aucune autre protection que celle de ses amis.

Et si, en octobre 2013 à l’Institut du monde arabe à Paris, il est violemment pris à partie par des zélateurs de Mohamed Morsi, l’ex-président Frère musulman dont il avait appuyé la destitution trois mois auparavant, le voilà accusé quelques mois plus tard d’être un espion de la CIA, voire d’être membre d’une cellule du Qatar, État parrain de la confrérie islamiste, pour s’être montré trop critique envers le nouveau président Sissi… "Je ne calcule jamais, je dis ce que je pense. Parfois c’est populaire, parfois ça l’est moins : je m’en fous !" tonne-t-il d’une voix de stentor travaillée à la cigarette.

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Si ce libertin, au sens classique du terme, collectionne les menaces de mort, il n’en continue pas moins d’arpenter Le Caire sans aucune autre protection que celle de ses amis, fustigeant sans relâche islamistes et réactionnaires. En 2004, l’intrépide combattant de la démocratie participe au lancement de Kifaya ("assez !"), grand mouvement d’opposition à Moubarak, et, en avril 2012, cofonde le parti Al-Dostour ("la Constitution"), dont le slogan "Pain, liberté et justice sociale" reprend le principal mot d’ordre de la place Al-Tahrir.

"Je suis et resterai un romancier"

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Est-il un homme de lettres engagé à la manière d’un Zola ou se voit-il mener une carrière politique comme Hugo ? La plume d’Aswany ne peut s’accommoder de calculs politiciens et l’homme, qui se voit davantage conseiller d’Al-Dostour que militant, refuse d’être membre actif d’un parti et décline les postes qui pourraient lui être proposés dans un gouvernement. "Je suis et resterai un romancier. Pendant les moments les plus privés, les plus difficiles, je garde toujours avec moi l’oeil et la mémoire du romancier, et quand je m’adressais chaque jour à des millions de manifestants place Al-Tahrir, c’était le romancier qui ressentait les événements et qui était écouté."

Le 25 janvier 2011, le raz de marée des manifestations surprend celui qui avait pourtant prophétisé la révolution. "Je me disais : cela va être une petite manifestation comme les autres qui ne dépassera pas les trois cents ou quatre cents personnes. […] C’était un miracle : des milliers d’Égyptiens étaient sortis dans les rues pour demander la chute du régime", écrit-il cette année-là. Il se précipite alors place Al-Tahrir, l’épicentre du mouvement, et y reste dix-huit jours, s’adressant quotidiennement aux révolutionnaires. Le spectacle de cette foule de jeunes, bourgeois et fellahs, coptes et musulmans, hommes et femmes unis dans une même volonté de faire basculer l’Histoire le transporte, l’inspire. Son expérience avec les jeunes révolutionnaires sera la base de son prochain roman, La République comme si…

Un drame le choque particulièrement. Le 28 janvier, deux semaines avant la chute du vieux raïs Hosni Moubarak, la place est cernée par les snipers. À deux mètres de lui, un jeune homme s’écroule, mortellement touché. La balle lui était-elle destinée ? Peut-être, mais Aswany refuse d’abandonner sa position. Cinq jours plus tard, le 2 février, le régime contesté paie des soudards pour aller attaquer les manifestants à cheval et à dos de dromadaire : c’est "la bataille des chameaux".

Ce jour-là, son fils, qui n’a pas encore trente ans, veut rejoindre les manifestants sur la place. Son épouse l’appelle et le supplie de l’en dissuader. "Un rapport très fort s’est alors établi entre ce jeune tombé mort juste à côté de moi quelques jours auparavant et mon fils qui voulait manifester, raconte-t-il, sa voix puissante adoucie par l’émotion. J’ai dit à ma femme : "Je ne peux pas appeler les fils des autres à prendre la rue et à risquer leur vie, tout en exigeant de mon fils qu’il reste à la maison." C’était impossible."`

Méthodes autoritaires sous les auspices du maréchal Sissi

Gouvernement militaire de transition, victoire aux législatives et à la présidentielle des Frères musulmans, qu’il honnit, retour aux méthodes autoritaires sous les auspices d’un maréchal Sissi dont il a soutenu le coup de force contre les islamistes en juillet 2013 : les aléas de la révolution égyptienne ne le découragent pas. "Les changements politiques peuvent être réalisés par un coup d’État ou des réformes, mais la révolution c’est pour moi, à la base, un changement humain. À un moment donné les gens deviennent différents, je l’ai vu et vécu. Impossible de reculer, c’est irréversible. Mais le changement est tellement profond et difficile qu’il nécessite du temps, bien plus que quatre petites années."

Se sent-il aujourd’hui floué par le nouveau régime liberticide instauré par le maréchal-président ? "Je ne suis pas d’accord avec le pouvoir et je ne le cache pas. Le critiquer reste pour moi le meilleur moyen de l’aider à progresser. Je me suis ainsi dressé dès le début contre la loi antimanifestation qui peut vous mener de trois à quinze ans derrière les barreaux, comme mon camarade Alaa Abdel Fattah", précise le révolutionnaire. Les médias locaux sont mis au pas, et Aswany choisit d’arrêter ses chroniques dans le quotidien Al-Masry Al-Youm.

Il continue d’en publier dans le New York Times et s’apprête à livrer des textes au quotidien panarabe basé à Londres Al-Quds Al-Arabi. La cible privilégiée de ses réflexions reste l’obscurantisme de l’islam politique et des Frères musulmans, qu’il voit "non seulement comme un groupe fasciste violent, mais aussi comme une mafia, une société parallèle". Pour Aswany, le chemin de la révolution reste long, mais la déconfiture des islamistes en est la première borne : "C’est en Égypte qu’a germé l’idée de l’islam politique en 1928. Et c’est en Égypte que, selon moi, ce concept a été enterré l’an dernier."

La République comme si… 

Après L’Immeuble Yacoubian, Chicago et Automobile Club d’Égypte, Aswany s’apprête à publier un nouveau roman dont il nous présente l’idée. 

"Sous une dictature comme dans l’extrémisme religieux, la différence entre l’image présentée et la réalité est immense alors qu’en démocratie l’image et la réalité sont très proches, voire se confondent. Dans une dictature, tout paraît réel, mais rien ne l’est.

C’est le sujet du nouveau roman auquel je travaille, mais qui ne sera pas un roman politique. Il s’ouvre sur les félicitations adressées au président qui vient d’être élu alors que tout le monde, à commencer par lui-même, sait très bien qu’il n’y a pas eu de véritables élections. Les députés débattent comme dans un Parlement, mais en réalité seule la sécurité d’État contrôle tout.

Vous y verrez des tartuffes, des barbus qui se présentent comme religieux mais restent des voyous, une femme qui se voile non parce qu’elle croit au fond d’elle, mais parce qu’elle veut se cacher pour pouvoir faire ce qu’elle veut. Mais il y a aussi les jeunes générations, celles d’Al-Tahrir, celles qui considèrent les choses d’une manière très différente de leurs pères et grands-pères et qui, contrairement à eux, refusent les compromis et veulent la démocratie, quitte à en payer le prix."

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