Égypte : abandon des poursuites contre Moubarak, retour à l’ancien régime ?

En abandonnant les poursuites contre Hosni Moubarak pour meurtres de manifestants, la justice égyptienne a déçu les espoirs de la révolution. Mais faut-il pour autant parler de retour de l’ancien régime ?

L’ex président regagnant l’hôpital militaire Maadi entouré de ses deux fils, le 29 novembre. © Khaled Desouki/AFP

L’ex président regagnant l’hôpital militaire Maadi entouré de ses deux fils, le 29 novembre. © Khaled Desouki/AFP

Publié le 15 décembre 2014 Lecture : 6 minutes.

Quand le juge Mahmoud Kamel el-Rachidi a prononcé son verdict, la salle, remplie de partisans de l’ancien régime, n’a pas immédiatement exulté. Le long exposé des procédures et des décisions avait certainement dérouté plus d’un observateur. Et le juge avait prévenu : toute interruption de la lecture du jugement serait sévèrement punie. Dans l’Égypte d’aujourd’hui, cela veut dire la prison. Ferme.

Sur le moment, le "raïs" n’a pas plus commenté. Allongé sur une civière, encadré de ses deux fils, Alaa et Gamal, il est resté impassible, souriant imperceptiblement quand ils se sont penchés pour l’embrasser. C’est plus tard, depuis un balcon de l’hôpital militaire Maadi, qu’il a brièvement salué ses groupies, avant de donner plus tard une interview téléphonique dans laquelle il jure "n’avoir rien fait de mal en 2011".

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Allant à l’encontre du récit jusque-là dominant de la "révolution du 25 Janvier" pointant les responsabilités pourtant patentes de l’administration Moubarak dans la répression qui a fait alors plus de 800 morts parmi les manifestants, la décision a très vite fait le tour du monde, avec les habituels raccourcis et imprécisions de fond. Moubarak n’a pas été acquitté du meurtre de plus de 800 manifestants pendant les dix-huit journées révolutionnaires de janvier-février 2011. Seulement, le juge, dans un long raisonnement, dont un résumé de 200 pages a été partagé avec les médias, a considéré que les charges étaient entachées de vices et d’irrégularités, ce qui justifiait leur abandon. Le 2 décembre, le procureur général a fait appel de la décision d’abandon des charges.

L’actuel président, Abdel Fattah al-Sissi, qui n’a jamais vu d’un bon oeil la main vengeresse de la justice s’abattre sur son lointain prédécesseur, préférerait tourner la page. Il l’a déclaré dès le lendemain en invitant ses concitoyens "à regarder vers l’avenir" tout en soulignant "son entière confiance dans l’équité, l’intégrité, l’impartialité et la compétence des juges égyptiens".

"Le 29 novembre est un jour noir dans l’histoire de l’Égypte, a asséné Hamdine Sabahi, candidat malheureux à la présidentielle de mai. Le chef de l’État doit dire de quel côté il se trouve en ce moment décisif : avec le peuple, la révolution et ses objectifs, ou avec ceux qui dans les médias prêchent le retour de Moubarak et de son régime." Moubarak, qui a régné sur l’Égypte de 1981 à 2011, est donc aujourd’hui virtuellement libre de toute condamnation, comme le sont ses deux fils, ses associés et son ministre de l’Intérieur, Habib el-Adly – honni des révolutionnaires -, ainsi que les proches collaborateurs de ce dernier.

Mais l’ex-président ne devrait pas sortir immédiatement de son confortable enfermement. Car Moubarak a été jugé coupable d’avoir détourné des fonds publics pour construire des résidences privées et condamné à trois ans de prison. Son avocat, Yousri Abderrazak, a déclaré au quotidien Asharq al-Awsat que son client refusait de payer une amende de 120 millions de livres (environ 13,6 millions d’euros) et qu’il attendrait le verdict d’appel, prévu en janvier.

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Puisque l’ancien président est en détention provisoire depuis mai 2011, la peine d’emprisonnement était déjà couverte par la préventive au moment de cette condamnation. "C’est une coïncidence bien sûr", ironise Hossam Bahgat, l’un des fondateurs de l’ONG Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR) et du journal électronique Mada Masr.

Le 29 novembre au soir, un millier de personnes se sont rassemblées aux abords de la place Al-Tahrir, fermée par les services. Beaucoup de jeunes révolutionnaires, rejoints plus tard par des Frères musulmans. À la nuit tombée, la police a violemment dispersé le rassemblement à coups de grenades lacrymogènes et de tirs de chevrotine. Deux personnes ont été tuées, et quatre-vingt-cinq arrêtées.

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Depuis le renversement de Morsi par l’armée en juillet 2013, les libertés publiques se sont encore réduites avec l’adoption, en novembre 2013, de la nouvelle loi sur les manifestations qui réduit la liberté de réunion et permet l’usage de la force contre les manifestants. Ce texte, porté par l’ancien président par intérim Adly Mansour, accorde de fait au ministère de l’Intérieur une impunité sans précédent.

"Aujourd’hui, la situation est bien pire que sous Moubarak, commente Nathalie Bernard-Maugiron, directrice de recherches à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). La guerre contre le terrorisme justifie le renforcement de l’armée, qui a accru sa domination sur l’économie. La justice s’est rangée du côté des services de sécurité contre les Frères musulmans. Toute dissidence est bannie, pas seulement islamiste. Les militants libéraux et gauchistes sont aussi emprisonnés à tour de bras, les manifestations réprimées, les médias sont aux ordres. Pour un jeune révolutionnaire de 2011, la situation est désespérée."

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Lla loi, rien que la loi

Dans ce contexte, la justice est désormais progressivement cataloguée "ancien régime". Même s’ils se sont saisis de plusieurs affaires de corruption, de détournements et de scandales de l’ère Moubarak, les juges se sont montrés bien plus sévères à l’égard de l’opposition révolutionnaire, libéraux compris, et contre les Frères musulmans, déclarés "organisation terroriste" fin 2013.

Et les verdicts cléments contre des figures de l’ancien régime se succèdent dans la lassitude générale, pour des motifs parfois techniques, qui montrent une grande insensibilité politique : dans l’affaire Hussein Salem, Moubarak père et ses deux fils ont été accusés d’avoir accepté cinq villas luxueuses en échange de terrains d’État à Charm el-Cheikh, vendus à l’homme d’affaires à des tarifs très avantageux.

La justice a relaxé les prévenus pour prescription des faits. Héritière d’une tradition juridique réputée dans tout le monde arabe, la magistrature égyptienne est une aristocratie, avec ses clubs et sa forte endogamie. "Beaucoup de juges sont eux-mêmes fils de juges. L’accès à la magistrature se fait par concours, mais il y a de fait une cooptation. Les services de sécurité font une enquête de moralité. Et déjà sous Moubarak, il était difficile d’y accéder quand on était d’une famille fichée communiste ou islamiste", explique Nathalie Bernard-Maugiron.

Par ailleurs, la magistrature, presque exclusivement masculine, est vieillissante, ce qui explique la levée de boucliers contre le projet de Morsi de ramener l’âge de la retraite de 70 à 60 ans. Pourtant, les juges ne sont pas de dociles exécutants, et ils l’ont montré, avant la révolution, en s’opposant à des décisions du pouvoir, en invalidant par exemple les élections truquées en faveur du Parti national démocratique (PND) de Moubarak.

"L’idée d’une justice du téléphone est très populaire, mais elle est largement mythique, tranche Nathan Brown, politologue à l’université George-Washington. Les juges se voient comme les garants de l’État de droit. Ils jouissent d’une importante autonomie budgétaire et hiérarchique. Mais la législation qu’ils doivent appliquer est obsolète, et les enquêtes criminelles s’appuient encore beaucoup trop sur le travail opaque des moukhabarat."

On ajoutera que les décisions calamiteuses (révocation du procureur général, décrets supraconstitutionnels) prises par le président islamiste Mohamed Morsi ont radicalisé les juges. Même les plus réformistes qui s’étaient illustrés sous Moubarak ont perdu de leur aura. Certains se sont trop rapprochés du pouvoir islamiste et ont été poursuivis depuis 2013. D’autres, par prudence, préfèrent ne pas rompre l’unanimisme. L’indépendance a ses limites.

Condamnations massives

Le 2 décembre, le président Abdel Fattah al-Sissi, qui exerce par décret le pouvoir législatif en l’absence d’un Parlement élu, promet une nouvelle loi qui punit l’insulte aux révolutions du 25 Janvier et du 30 Juin. Tentative de mettre fin à la controverse sur laquelle des deux dates marque le soulèvement légitime du peuple égyptien ou dérive autoritaire ? Les détails du projet n’ont pas été annoncés.

Le même jour, la cour criminelle de Gizeh condamne à mort 188 personnes pour le meurtre de douze officiers de police, en 2013. Les procès de masse avec des records de condamnations à la peine capitale se succèdent. Cette année, la cour d’Al-Minya a condamné à mort plus de 1 200 personnes. La procédure étant très longue et susceptible d’appel, le total a été ramené à environ 200.

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