Présidentielle tunisienne : la cohabitation de tous les dangers
Si Moncef Marzouki remportait l’élection présidentielle, l’enchevêtrement des attributions entre les deux têtes de l’exécutif tunisien pourrait conduire à une paralysie institutionnelle.
Que se passerait-il si Moncef Marzouki venait à être élu président de la République tunisienne ? Le chef de l’État sortant aborde le second tour de l’élection dans la peau de l’outsider, mais n’a pas abdiqué et rêve de mobiliser une partie des abstentionnistes pour renverser la vapeur et l’emporter au finish contre son rival, Béji Caïd Essebsi, dont le parti, Nidaa Tounes, a remporté les législatives. La campagne a exacerbé les antagonismes et les clivages entre les deux camps, et atteint un niveau de violence verbale inédit. Et l’hypothèse d’une cohabitation, nécessairement conflictuelle, donne des sueurs froides aux analystes.
Le premier écueil à franchir sera la constitution du gouvernement. Le président, en théorie, n’a pas son mot à dire sur le choix du parti majoritaire. Il pourrait être amené à avaler une couleuvre, si d’aventure le choix se portait sur une personnalité indépendante forte. Parmi les noms qui circulent comme possibles Premiers ministres figurent Ghazi Jeribi, l’actuel ministre de la Défense, et Abdelkrim Zebidi, l’un de ses prédécesseurs. Or Marzouki a entretenu des rapports compliqués avec l’un et l’autre. Mais, en ce domaine, sa marge de manoeuvre est inexistante.
La désignation des ministres des Affaires étrangères et de la Défense risque en revanche de donner lieu à de sévères frictions. Ils doivent être choisis par le chef du gouvernement "en concertation avec le président de la République". Il y a donc fort à parier qu’en cas de cohabitation tendue le choix se portera sur des personnalités consensuelles mais relativement effacées.
Le second écueil sera d’ordre politique. Comment panser les plaies et éviter, de part et d’autre, de céder à la tentation de la revanche ? L’élection du chef de l’État au suffrage universel instaure en effet une concurrence de légitimités. "Le président de la IIe République aura moins de pouvoirs et plus d’autorité", expliquait le constitutionnaliste Ghazi Gheraïri dans une tribune publiée par le journal Leaders.
Les textes lui confèrent un rôle de "sage actif", d’arbitre et de rassembleur. Pas sûr que ce soit celui que Marzouki aura le plus envie d’endosser. Le président actuel, qui aime à se présenter comme "l’ultime digue" contre le retour de l’ancien régime et qui n’a cessé, tout au long de la campagne, d’exacerber les clivages idéologiques et régionaux, sera-t-il capable de changer radicalement de posture et de tempérament ? Ou préférera-t-il jouer la partition de l’opposant "de l’intérieur de l’État" ?
>> Lire aussi l’éditorial de Marwane Ben Yahmed : présidentielle tunisienne : J.A. persiste et signe
Parole désaccordée
L’enchevêtrement des attributions et des compétences entre les deux têtes de l’exécutif laisse craindre des frictions récurrentes dans au moins trois domaines : la diplomatie, la défense et la justice transitionnelle.
C’est en matière de relations internationales que les conceptions entre Nidaa Tounes et Moncef Marzouki paraissent les plus éloignées. Le parti de Béji Caïd Essebsi est favorable à une normalisation des relations avec la Syrie, qui ont été rompues, unilatéralement, à l’initiative de Marzouki, en avril 2012. Il souhaite également une embellie entre Tunis et Le Caire : les rapports tuniso-égyptiens avaient connu un coup de froid après les déclarations de Marzouki à la tribune de l’ONU, en septembre 2013, condamnant sans équivoque Abdel Fattah al-Sissi pour le renversement du président islamiste Mohamed Morsi.
L’attitude du président provisoire tunisien avait exaspéré Abou Dhabi, l’un des soutiens du Caire, qui n’avait pas manqué de le faire savoir. À l’inverse, l’option qatarie, privilégiée à la fois par Ennahdha et par Marzouki, contributeur occasionnel sur le site d’information d’Al-Jazira, est regardée avec la plus grande circonspection du côté de Nidaa et de la gauche tunisienne. Il faut donc s’attendre à une parole internationale étatique désaccordée, avec deux lignes ou approches opposées, en cas de cohabitation. La scène arabe sera le principal théâtre d’affrontement, et la capacité d’action diplomatique de la Tunisie risque d’être singulièrement réduite.
La Constitution confère au président le haut commandement des forces armées et la faculté de déclarer la guerre et de conclure la paix, ainsi que la capacité d’envoyer des troupes à l’étranger, en accord avec le président de l’Assemblée et le chef du gouvernement (article 77). Le même article dispose que le chef de l’État "détermine les politiques générales dans les domaines de la défense et de la sécurité nationale, après consultation du chef du gouvernement".
Et, en théorie, il nomme et révoque les hauts cadres de l’armée (article 78). Mais, dans les faits, le terrain a été largement "déminé" au cours de ces derniers mois à l’initiative du gouvernement de Mehdi Jomâa. Un nouveau chef d’état-major de l’armée de terre – Ismaïl Fathalli – a été désigné en août 2014 à l’issue d’un bras de fer entre le gouvernement et le président provisoire, contraint d’accepter la démission de son protégé, le général Mohamed Salah Hamdi, jugé responsable du revers infligé par les jihadistes aux militaires à Henchir Talla (15 soldats tués). Si la nomination est bel et bien du ressort du président, celui-ci est dans l’obligation de choisir parmi une liste de personnalités qualifiées présentée par le gouvernement. Il est donc peu probable que Marzouki s’aventure à provoquer un nouveau chambardement à la tête de l’institution militaire.
La Direction générale de la sécurité militaire (DGSM), qui avait donné lieu à un âpre affrontement entre les deux têtes de l’exécutif provisoire, va être remplacée par une Agence des renseignements et de la sécurité. La création de cette entité, qui s’inscrit dans le cadre de la réforme globale du dispositif sécuritaire, a été décidée en Conseil des ministres le 20 novembre par Mehdi Jomâa. Le nouvel établissement sera placé sous la tutelle du ministère de la Défense, et échappera donc de facto au contrôle de la présidence…
La Constitution offre au président des attributions normatives conséquentes. Il possède le droit d’initiative législative, au même titre que le gouvernement, c’est-à-dire qu’il peut soumettre directement des projets de loi à l’Assemblée et influer sur l’agenda du travail parlementaire. Néanmoins, la faible représentation de son parti, le Congrès pour la République (CPR), au sein de la nouvelle Assemblée (4 députés) rend l’utilisation de cette prérogative assez hasardeuse.
Voter le texte à la majorité absolue et non plus à la majorité simple
Par ailleurs, le président promulgue les lois et, s’il est en désaccord avec leur contenu, peut, à condition de motiver sa décision, demander à l’Assemblée une seconde lecture. Pour passer en force, le Parlement doit alors voter le texte à la majorité absolue et non plus à la majorité simple. Pratiquer l’obstruction sur les réformes sensibles peut donc mettre en difficulté le futur gouvernement, étant donné que Nidaa Tounes ne possède pas la majorité absolue à la Chambre (son groupe compte 90 députés, la majorité absolue est fixée à 109). Le président a aussi la faculté, en cas de conflit, de contourner les autres institutions en soumettant au référendum les projets de loi relatifs aux traités ou touchant aux droits de l’homme et aux libertés. C’est, assurément, le levier politique le plus fort de sa panoplie constitutionnelle.
Le chapitre de la justice transitionnelle pourrait ici fournir matière à confrontation. Béji Caïd Essebsi n’a pas caché l’aversion que lui inspire l’Instance Vérité et Dignité (IVD) sous sa forme actuelle. Sa présidente, Sihem Bensedrine, considérée comme l’une des alliées du président Marzouki et soupçonnée d’être animée par une "logique revancharde", entend se pencher sur l’ensemble des violations des droits de l’homme depuis la fondation de l’État tunisien moderne, c’est-à-dire depuis 1956 ! Nidaa veut réformer la loi organique sur la justice transitionnelle afin de limiter les prérogatives de l’IVD. Une telle initiative constituerait, à n’en pas douter, une ligne rouge pour Marzouki, et on peut supposer qu’il soit tenté de demander au peuple d’arbitrer le conflit en provoquant un référendum.
Le pire n’est jamais certain. La dissolution, évoquée dans l’article 99, et la procédure de révocation du président, mentionnée dans l’article 88, sont pratiquement impossibles à mettre en oeuvre compte tenu des équilibres politiques de l’Assemblée. Mais si la Tunisie devait faire l’expérience d’une cohabitation conflictuelle, tout porte à croire que le pays serait durablement paralysé. Or vu les défis qui l’attendent, il a, plus que jamais, besoin d’un exécutif cohérent et volontariste.
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