Récit – Burkina Faso : Thomas Sankara, 16 h 30, le 15 octobre 1987

Des acteurs du drame de la mise à mort de Thomas Sankara et de ses camarades, seul le commanditaire du meurtre demeure inconnu. Mais tous les regards se tournent vers l’ancien frère d’armes, Blaise Compaoré.

Sur la tombe de Sankara, lors d’une réunion de l’opposition, le 15 octobre. © Romaric Hien/AFP

Sur la tombe de Sankara, lors d’une réunion de l’opposition, le 15 octobre. © Romaric Hien/AFP

Publié le 15 décembre 2014 Lecture : 8 minutes.

On sait tout de la mise à mort de Thomas Sankara et de douze de ses camarades, le 15 octobre 1987. Si la justice n’a jamais eu l’occasion de s’y intéresser, journalistes et essayistes ont raconté avec force détails l’assassinat du révolutionnaire, de sa genèse à son épilogue. Dans Il s’appelait Sankara. Chronique d’une mort violente, l’enquête de Sennen Andriamirado (une ancienne plume de Jeune Afrique) publiée en 1989, le seul survivant de la tuerie, Alouna Traoré, a même dessiné un schéma de la scène du crime. On n’ignore donc rien de cette tragédie, sauf l’essentiel : qui a commandité les meurtres.

Depuis vingt-sept ans, tous les regards sont braqués sur Blaise Compaoré, et pas seulement parce que c’est à lui qu’a profité le crime. La veuve de Sankara, Mariam, sa famille, ses plus proches collaborateurs, tous sont persuadés que « Blaise » a ordonné – avec le soutien d’Abidjan et de Paris – l’élimination de celui qui fut plus qu’un ami.

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Il y a d’abord le contexte. Les relations entre les deux hommes s’étaient détériorées au fil de la révolution, surtout depuis que Blaise s’était amouraché de Chantal Terrasson de Fougères, une riche héritière franco-ivoirienne dont les moeurs ne collaient pas vraiment avec l’austérité prônée par Sankara, et qui était proche de Félix Houphouët-Boigny, lequel aurait déclaré un jour au jeune capitaine : « Je suis un fauve, je ne me presse jamais avec ma proie, mais je finis par l’avoir. »

Sankara, martyre burkinabè

Début octobre, la guerre des tracts fait rage à Ouagadougou. « Thomas », le révolutionnaire en chef, le leader intègre et charismatique, et Blaise, son énigmatique bras droit, tout à la fois ministre de la Justice et commandant des troupes d’élite de la révolution (les 250 paracommandos de Pô) sont accusés, par fanzines interposés et téléguidés, des pires vilenies. Les deux hommes ne se voient plus guère, Blaise ne vient plus manger à la maison. Le temps les a séparés. Leurs amis également, en ne cessant de prophétiser « un coup » de la part de l’autre…

Depuis quelques semaines, les rumeurs vont bon train, et pas qu’à Ouaga. Le 8 octobre, Étienne Zongo, l’aide de camp de Sankara, reçoit l’appel d’un journaliste parisien : « On me dit que Thomas a été assassiné. » L’entourage de celui-ci affirme qu’il a échappé à plusieurs embuscades les semaines précédentes. À chaque alerte, Sankara feint l’indifférence. « Il refusait d’aborder la question, il ne voulait rien savoir », se rappelle Étienne Zongo, qui, depuis son exil congolais, a accepté de témoigner, « maintenant que Blaise est tombé ».

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À Valère D. Somé, le plus proche de ses conseillers, Thomas aurait dit : « Blaise n’ira pas jusque-là. » Dans son livre-témoignage, Thomas Sankara, l’espoir assassiné, Somé (qui vit à Ouaga après un douloureux exil) appelle cette attitude « l’acceptation du martyre ». Dans ce contexte électrique, une décision et une phrase ont peut-être mis le feu aux poudres.

Le 14 octobre, en l’absence de Compaoré, le Conseil des ministres adopte un projet auquel celui-ci s’oppose depuis des semaines : la création de la Force d’intervention du ministère de l’Administration territoriale et de la sécurité (Fimats). Cette dernière (qui existe déjà dans les faits) a entre autres pour mission de veiller à « la préservation des acquis de la révolution » ainsi qu’à « la sécurité des dirigeants » et à « la protection des points sensibles ». Cela a tout l’air d’une brigade antiputsch ou, comme l’affirmera plus tard l’entourage de Blaise, d’une milice au service d’un homme.

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Avec la Fimats, ce dernier perd la main, et pas qu’un peu. Non seulement la protection du président et la sécurité du Conseil de l’entente (le cœur du pouvoir révolutionnaire), alors assurées par ses hommes de Pô, lui échappent, mais elles reviennent en plus à deux fidèles de Thomas : Ernest Nongma Ouédraogo, le ministre de l’Administration territoriale, un ami d’enfance de Sankara ; et le Franco-Burkinabè Vincent Askia Sigué, censé prendre la tête de cette force, (tué le 17 octobre 1987 alors qu’il tentait de fuir vers le Ghana), un véritable chien de garde enragé qui n’a peur de personne et n’obéit qu’à un seul homme, le président.

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« Que doit être cette Fimats ? Une police politique ? Une milice ? » s’irrite Blaise, à qui l’on a rapporté la saillie incandescente du ministre de l’Administration territoriale à la sortie du Conseil : « Jusqu’à présent, nous ne nous sommes occupés que des ennemis déclarés de la révolution. Il va falloir nous occuper de nos amis. » Dans la journée, du matériel militaire est transféré d’un camp à un autre.

Sankara préparait-il un coup contre Compaoré ? C’est la thèse avancée par ce dernier. Son élimination, affirment ses proches, devait avoir lieu le lendemain à 20 heures, à l’occasion d’une réunion de l’Organisation militaire révolutionnaire (OMR). « C’était lui ou moi », dira-t-il plus tard, dans ce qui ressemble de très près à un aveu. Ce que réfutent les proches de Thomas. « Jamais il n’y a eu de complot de notre part », jure Étienne Zongo.

Les faits, maintenant. Ce 15 octobre, avant la réunion de l’OMR, Sankara retrouve comme tous les jeudis les membres de son cabinet dans la villa du Conseil de l’entente qui sert de siège au Conseil national de la révolution (CNR). Il y a là l’adjudant Christophe Saba, Frédéric Kiemdé, Paulin Bamouni Babou, Bonaventure Compaoré, Patrice Zagré et Alouna Traoré.

Sankara arrive à 16 h 30 à bord de sa 205, escorté par cinq gardes du corps. À 16 h 35, il s’assoit à la table. Alouna Traoré prend la parole. Mais un bruit de pot d’échappement couvre sa voix. Puis le vacarme des kalachnikovs. Les sept hommes s’aplatissent au sol. Ils ne le savent pas encore, mais dehors, la garde rapprochée du président a été liquidée. « Sortez ! » entendent-ils.

Sankara se lève. « Restez ! C’est moi qu’ils veulent. » Nouvelle rafale. « Il avait à peine franchi la porte de la villa, les mains en l’air, qu’il a été canardé. Puis on est sorti, et on nous a tiré dessus », raconte aujourd’hui Alouna Traoré, le seul survivant de la tuerie qui dit « ne plus avoir peur de parler » et « être l’otage de ceux qui veulent savoir ». Au total, treize corps obstruent l’entrée de la villa ce 15 octobre à 16 h 45. Ils seront enterrés à la va-vite, comme des chiens, une fois l’obscurité tombée.

De gauche à droite : Blaise Compaoré, Thomas Sankara et Jean-Baptiste Lingani, le 4 août 1983, jour où Sankara prend le pouvoir © Archives Jeune Afrique

De gauche à droite : Blaise Compaoré, Thomas Sankara et Jean-Baptiste Lingani, le 4 août 1983, jour où Sankara prend le pouvoir © Archives Jeune Afrique

Un complot contre Compaoré ?

Sankara a-t-il tenté de riposter avec son pistolet automatique, comme l’affirmera plus tard le camp des vainqueurs ? Seuls ses assassins peuvent le dire. Ils sont connus, mais ne peuvent plus parler pour la plupart. Il y avait là Nabié N’Soni (il aurait été le premier à tirer sur Sankara), Arzoma Otis Ouédraogo, Nacolma Wanpasba, Ouédraogo Nabonsmendé, Tondé Kabré Moumouni et, enfin, Hyacinthe Kafando. Les deux premiers sont morts, les quatre autres ont disparu de la circulation – nul ne sait s’ils sont encore en vie.

Quant à Kafando, il fut chargé de la sécurité de Compaoré pendant des années avant de connaître une période de disgrâce, puis de se faire élire député sous la bannière du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Compaoré… Il se trouvait toujours au Burkina fin novembre. En 1987, tous sont aux ordres du lieutenant Gilbert Diendéré, l’adjoint de Blaise Compaoré qui dirige les commandos de Pô.

Dans le seul témoignage qu’il a accepté de donner sur ces événements (au communiste belge Ludo Martens, auteur de Sankara, Compaoré et la révolution burkinabè), Diendéré, qui est arrivé sur les lieux après la tuerie, déclare avoir voulu « arrêter » Sankara, « avant que l’irréparable se produise », lors de la réunion de 20 heures, et non pas le tuer. Plusieurs paracommandos fidèles à Blaise ont soutenu, sous le couvert de l’anonymat, que les ordres étaient clairs : « Neutralisez » Sankara et, s’il résiste, « anéantissez-le ». Diendéré, qui a été démis de ses fonctions de chef d’état-major particulier du président fin novembre, refuse toujours de revenir sur la question.

Où était Blaise pendant ce temps ?

Où était Blaise pendant ce temps ? Officiellement, il était chez lui, souffrant. Des témoins le signalent au contraire à bord d’une voiture lancée à toute vitesse vers 16 heures. D’autres assurent qu’il se trouvait, armé, dans une villa située près de l’aéroport – pour fuir, au cas où l’embuscade échouerait ? Son chauffeur et garde du corps, le caporal Hamidou Maïga (décédé depuis), a pour sa part été vu au Conseil de l’entente par Alouna Traoré, quelques minutes après la tuerie.

Compaoré a-t-il lui-même donné l’ordre d’éliminer son ami ? Il l’a toujours nié. Il dira ceci quelques jours après : « Je suis arrivé au Conseil de l’entente vers 18 heures. Je me suis mis en colère contre les hommes responsables du carnage. Mais ils avaient des preuves qu’un complot contre mes camarades et moi-même se préparait pour 20 heures. Si je n’avais pas eu ces éléments, j’aurais réagi de façon brutale. »

À l’issue de son enquête, Andriamirado a abouti à cette conclusion : Compaoré n’a jamais donné l’ordre de tuer Sankara, mais à force de tergiverser, il a fini par se faire déborder. Son abattement et son mutisme durant les quatre jours qui ont suivi attesteraient cette version.

Mais alors, comment expliquer qu’il n’ait jamais rendu visite aux parents de Thomas Sankara, lesquels le considéraient comme un fils ? Qu’il ait tout fait pour rendre la vie impossible à son épouse, Mariam ? Qu’il n’ait jamais tenu sa promesse d’offrir une sépulture au corps de Thomas ?

Il m’a dit : « Blaise va tuer Thomas »

Pour les proches de Sankara, tout était préparé. Ce jour-là, l’un d’eux se trouvait loin de Ouaga, à Fada N’Gourma. Un militaire proche de Compaoré en poste dans cette ville de l’Est, et à qui ce dernier se serait confié, l’aurait fait venir pour lui révéler le plan d’attaque. « Il m’a dit : « Blaise va tuer Thomas. » » Le militaire en question, qui a joué un rôle majeur par la suite, nie avec force (nous ne citons donc pas son nom).

Étienne Zongo, l’aide de camp de Sankara, assure pour sa part que l’un des leurs, Bossobé Traoré, avait infiltré l’équipe de Diendéré, qu’il aurait entendu Compaoré dire qu’il fallait agir avant le 18 octobre, jour du début du Salon international de l’artisanat de Ouagadougou (SIAO), et que l’ordre était bien de l’exécuter. Mais comme beaucoup, ce témoin a disparu.

Il en reste cependant quelques-uns. Il y a ceux qui ont assisté à la scène, comme Alouna Traoré ; ceux qui ont agi, tel Hyacinthe Kafando. Et puis il y a ceux, à commencer par Gilbert Diendéré, qui pourraient dire si oui ou non Blaise Compaoré a ordonné l’élimination de son ami, ce cher frère.

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