Afrique du Sud : la deuxième mort de Mandela

Il y a un an, le 5 décembre, disparaissait l’icône de la lutte antiapartheid. Au-delà de l’image pieuse du combattant de la liberté, que reste-t-il de son héritage politique et moral ?

La nouvelle mode à Jo’burg : se faire tatouer le portrait de Madiba. © Gianluigi Guercia/AFP

La nouvelle mode à Jo’burg : se faire tatouer le portrait de Madiba. © Gianluigi Guercia/AFP

ProfilAuteur_PierreBoisselet

Publié le 8 décembre 2014 Lecture : 4 minutes.

Les prophètes de malheur se sont trompés. Lourdement. Avec un an de recul, force est de constater que la mort de Nelson Mandela n’a déclenché ni les violences de masse ni les bouleversements politiques que certains esprits chagrins prédisaient à l’Afrique du Sud. Après ce moment de recueillement national que furent ses funérailles, la vie a repris son cours, paisible malgré les difficultés.

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Et le pays a prouvé que ses fondations étaient beaucoup plus solides que d’aucuns l’imaginaient. Certes, ses problèmes et ses injustices, intrinsèquement liées à son système, demeurent profondément enracinés. Trop, en tout cas, pour qu’un seul homme, fût-il le grand Madiba, puisse les résoudre comme par enchantement.

Cet homme providentiel appartient désormais à l’Histoire. Celle, légendaire, de la lutte triomphante contre le régime de l’apartheid. C’est un "symbole", un "Jésus noir", une "icône", comme le disent souvent ses compatriotes. Autant de dithyrambes qui relèvent davantage de la croyance en un mythe fondateur que de l’admiration raisonnée pour l’homme d’action exceptionnel qu’il a été.

Son image a donc été omniprésente ce 5 décembre, jour de commémoration de sa mort, à l’occasion de laquelle les autorités avaient demandé aux Sud-Africains d’arborer des tee-shirts à son effigie. À Johannesburg, aujourd’hui, la mode est au tatouage de son portrait. "Pour ne pas l’oublier", répondent ceux qui l’"ont dans la peau". Craindraient-ils que cela n’arrive ?

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Tel un Che Guevara, dont le mythe mondial perdure bien des années après sa mort, la figure de Mandela est devenue un emblème. Car l’Afrique du Sud se réveille doucement – et avec la gueule de bois – de la grande fête arrosée d’espoir que furent les années 1990, lorsque l’on pensait assister à la naissance d’une nouvelle nation Arc-en-Ciel. Les inégalités ne cessent de se creuser, la croissance est lente, le chômage n’a jamais été aussi massif et la construction d’une société unie, transcendant les couleurs de peau, progresse très lentement… quand elle ne donne pas des signes de recul.

Une Afrique du Sud du chacun pour soi

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La publication du "Baromètre de la réconciliation", un sondage que l’Institut pour la justice et la réconciliation réalise chaque année (et paru cette fois la veille de l’anniversaire de la mort de Mandela), a fait l’effet d’une douche froide. Car ce rapport, qui mesure depuis une décennie l’évolution des relations entre Sud-Africains, montre que ces derniers semblent avoir perdu l’envie de se mélanger. Le désir de bâtir "une Afrique du Sud unie à partir de tous ses groupes", qui recueillait 72,9 % d’approbation en 2003, n’enthousiasme plus que 55 % des personnes interrogées en 2013. Et cette chute s’est accélérée depuis trois ans.

Le sentiment d’être "avant tout sud-africain" ? Il régresse lui aussi. Certes, les sondés qui côtoient des compatriotes issus d’une communauté différente de la leur et disent se sentir en confiance avec eux sont de plus en plus nombreux. Cette évolution est néanmoins surtout sensible dans les milieux les plus aisés… et ne signifie pas forcément qu’ils en ont davantage envie. Ainsi, seuls 20,1 % des Noirs souhaitent être plus souvent en contact avec les autres groupes (contre 31,2 % en 2003). Une idée qui séduit seulement 11,7 % des Blancs (contre 15,9 % il y a dix ans).

Dérive d’une certaine élite

Et que dire du leader de cette Afrique du Sud du chacun pour soi ! Jacob Zuma est presque aussi universellement méprisé que Mandela était admiré. Il l’est évidemment de la droite blanche et des partis libéraux centristes, comme l’Alliance démocratique, la principale formation d’opposition. Mais également – c’est relativement nouveau – de la gauche noire, incarnée par Winnie Madikizela-Mandela, ex-épouse de Mandela, qui n’en finit plus de revendiquer son nom, et Julius Malema le trublion, dont le parti, Combattants pour la liberté économique (EEF), ne perd jamais une occasion de perturber les apparitions du président à l’Assemblée nationale.

Ces protestataires – qui ne sont pas eux-mêmes exempts de tout reproche – dénoncent avant tout la dérive d’une certaine élite du Congrès national africain (ANC, le parti de Mandela), qui profite de son pouvoir pour s’arroger des privilèges, comme l’immense résidence de Jacob Zuma dans son village de Nkandla, rénovée de fond en comble à grands coups d’investissements publics.

Contre toutes ces dérives, Mandela n’aura finalement pas pu faire grand-chose, à supposer qu’il en ait véritablement eu conscience. Retiré de la vie publique depuis 2004, il avait progressivement perdu sa lucidité. Et comme Graça Machel, sa dernière épouse, l’a révélé au quotidien britannique The Guardian, certaines nouvelles lui étaient épargnées. "Cela faisait quelques années que je protégeais Madiba. Je ne voulais pas qu’il soit au courant de tout ce qui se passait parce que cela l’aurait attristé. Il en aurait souffert, alors qu’il n’aurait pas pu faire grand-chose", a-t-elle expliqué. Le mythe Mandela était bel et bien détaché de la réalité sud-africaine depuis plusieurs années.

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