Immigration : à Calais, le cimetière des oubliés
Les statistiques sur le nombre de migrants qui décèdent en France en tentant de traverser la Manche font l’objet d’une véritable omerta. Devant l’absence de données officielles et les défaillances de l’État, ce sont les ONG qui prennent le relais. Comme toujours.
Ils sont plus de 200 000 migrants à avoir débarqué en 2014 sur les côtes italiennes pour tenter leur chance en Europe. Comme chaque année, plusieurs milliers d’entre eux ont choisi de poursuivre leur route vers le Royaume-Uni en passant par la France et la ville de Calais, où ils sont aujourd’hui de 2 000 à 2 500 à guetter une opportunité de "passer à l’Ouest". Mais combien perdent la vie en tentant de franchir l’ultime barrage – la Manche – avant leur destination rêvée ?
Lorsque que l’on évoque la question des migrants de Calais, les autorités françaises ont tendance à se réfugier dans un mutisme qui confine à l’omerta. "Nous ne ferons aucune communication", explique-t-on du côté du service d’information de la police (Sicop). "Un responsable reviendra vers vous", renchérit-on au service de presse du ministère de l’Intérieur. Malgré plusieurs relances, cette dernière promesse restera lettre morte.
Avec ses doubles barrières de sept mètres, le port de Calais aura bientôt des allures de camp retranché.
Aucun commentaire, telle semble être la règle au sein des autorités françaises, britanniques ou européenes, lorsqu’il s’agit d’aborder la délicate question des victimes de Calais. Celles et ceux qui, après avoir en général bravé et traversé la Méditerranée, échouent à franchir la Manche, bras de mer d’une trentaine de kilomètres séparant la France du Royaume-Uni.
>> Lire aussi : "Comment l’Europe empêche le retour des migrants africains dans leur pays d’origine"
Calais, qui fut longtemps l’un des premiers ports de voyageurs du monde, s’est mué en porte infranchissable pour les 2 000 à 2 500 migrants qui y vivent tant bien que mal. D’autant que des travaux sont menés pour sécuriser la zone. Avec ses doubles barrières de sept mètres de haut, financées en partie par la Grande-Bretagne à hauteur de 15 millions d’euros sur cinq ans, l’enceinte portuaire prendra bientôt des allures de camp retranché, avant tout pour "des raisons économiques", explique Emmanuel Agius, premier adjoint au maire de Calais.
Des migrants à Calais / ©AFP
"Déshumanisation"
Pour des raisons de sécurité aussi. Car cette ville de 60 000 habitants est aussi la fin du parcours pour de nombreux migrants. Emportés par un train aux alentours du tunnel sous la Manche, étouffés dans un sac plastique à l’arrière d’un camion pour avoir tenté d’échapper à un contrôle au dioxyde de carbone, morts de froid après avoir tenté le passage dans un véhicule frigorifique, ils seraient environ quinze à avoir perdu la vie depuis le début de l’année 2014.
Il n’est pas exceptionnel qu’un chauffeur qui percute un exilé ne s’arrête pas.
Le 19 novembre, deux immigrés ont été retrouvés brûlés dans un camion. En novembre encore, c’est une Éthiopienne qui a succombé après avoir été fauchée sur la voie rapide qu’elle tentait de traverser, comme nombre de migrants qui espèrent profiter des aires d’autoroute pour s’accrocher ou pénétrer dans un véhicule partant vers la Grande-Bretagne. "Nous en sommes arrivés à un tel point de déshumanisation qu’il n’est pas exceptionnel qu’un chauffeur qui percute un exilé ne s’arrête pas", explique un bénévole du blog Passeurs d’hospitalités, qui tient une chronique de la situation à Calais.
Frilosité de la classe politique française ?
De toute évidence, ces victimes sont destinées à l’oubli. Les pouvoirs publics refusant de communiquer sur le sujet, ce sont les associations qui, comme toujours, prennent le relais. "La société civile a une responsabilité particulière et doit faire pression pour qu’il y ait une action des pouvoirs publics", explique Pierre Henry, président de France Terre d’Asile.
Le 19 novembre, deux immigrés ont été retrouvés brûlés dans un camion.
"Au niveau de la Méditerranée, la pression des associations et des organisations internationales a fait que nous avons réussi à obtenir des chiffres réguliers concernant les flux et les victimes, mais pour la Manche, c’est plus difficile", analyse Christiane Berthiaume, porte-parole de l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM). "Cela a pris beaucoup de temps avant d’obtenir des données sur la zone méditerranéenne, le travail n’a pas été le même pour Calais, peut-être parce que les chiffres sont moins importants", relativise Philippe Leclerc, représentant du Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) en France.
Un migrant tentant de monter à bord d’un camion.
À l’Assemblée nationale ou au Sénat français, dont les élus pourraient réclamer la communication de données au ministère de l’Intérieur, la question n’a semble-t-il que très peu droit de cité. La faute à la représentation proportionnelle dans les commissions d’enquête et autres missions d’information. "Il y a une hostilité de l’hémicycle sur ce genre de sujets", explique un fin connaisseur du Sénat, qui relève que les groupes parlementaires qui s’inquiéteraient de la question ne veulent pas risquer de voir le débat aboutir à des conclusions négatives.
Victimes anonymes
À moins de quarante kilomètres de ce qu’ils considèrent comme l’Eldorado, plusieurs milliers de migrants vivent donc dans l’oubli, entre renforts policiers, bonnes âmes esseulées et population exaspérée. Alors que très peu demandent l’asile en France, il est impossible de savoir combien perdront encore la vie et où s’achèvera leur périple.
Sur les quinze personnes dont les décès ont été recensés depuis le début de l’année, seules quelques dépouilles (sans qu’il soit possible d’en préciser le nombre) ont été rapatriées dans le pays de naissance du migrant. Il s’agit toutefois d’une minorité : ceux dont l’identité a pu être établie, la famille retrouvée et les fonds rassemblés au sein de la communauté, avec l’aide des associations, pour payer le rapatriement.
Les autres, l’immense majorité, n’ont pas quitté les rives françaises de la Manche. Ceux dont les corps ont été retrouvés sont inhumés à Coquelles, ville frontalière de Calais d’où part le Tunnel sous la Manche. Ils font partie des victimes anonymes et oubliées d’une situation figée, selon Pierre Henry, entre "un impensé européen, une impuissance française et une lâcheté anglaise".
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Par Mathieu OLIVIER
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