Oxmo Puccino et Ibrahim Maalouf au pays des merveilles
Le rappeur Oxmo Puccino et le trompettiste Ibrahim Maalouf font renaître une collaboration scénique de 2011 avec un disque étrange, survolté, foutraque, à l’image de l’oeuvre géniale de Lewis Carroll.
Quatre années, c’est le temps qu’il aura fallu au trompettiste Ibrahim Maalouf et au rappeur Oxmo Puccino pour enregistrer Au pays d’Alice…, sorti le 18 novembre sur le label du premier, Mi’ster. Ultrademandés, travaillant en parallèle sur leurs projets personnels mais unis par une communauté de pensée, les deux artistes enchaînent les entretiens promotionnels avec décontraction, comme deux vieux potes qui auraient fait les quatre cents coups ensemble. Paradoxalement plus volubile que Puccino, Maalouf prend le lead et raconte.
Tout commence en 2010, lorsqu’il reçoit une commande du Festival d’Île-de-France portant sur le thème du merveilleux. Le trompettiste d’origine libanaise, multiprimé, pense alors à une adaptation contemporaine du chef-d’oeuvre de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, paru en 1865. Il y aura un orchestre symphonique, des choeurs et, pour y poser des mots, il n’a en tête qu’une seule personne : "Le poète que je préfère parmi tout ce qui se fait dans le rap aujourd’hui, c’est Oxmo Puccino." Coup de fil au rappeur, qui ne prend pas le temps de réfléchir : "J’ai eu cette chance d’être élu, il n’y a personne d’autre avec qui j’aurais fait ça." Il accepte, bien sûr.
Pour mettre leur imaginaire en musique, ils travaillent chacun de leur côté, et se font totalement confiance : "On a beaucoup parlé, et surtout de ce qu’on ne voulait pas, explique Maalouf. On connaissait notre travail mutuel : ça ne pouvait que couler de source. On avait envie de la même liberté." Et il ajoute : "La souplesse qu’on a dans notre manière de travailler nous a permis de mener à bien ce projet fou. Comme je le dis souvent, l’improvisation, c’est l’art de savoir se mettre d’accord."
D’ailleurs, à peine ont-ils terminé d’écrire qu’ils donnent déjà une unique représentation, en 2011, à l’Académie Fratellini. Coup de génie rapidement devenu mythique dans la bouche de ceux qui l’ont vu comme de ceux qui auraient rêvé d’y assister. Le géant Oxmo Puccino en costume sombre, immobile derrière son micro, scande ses mots fous tandis qu’Ibrahim Maalouf s’agite, dirige l’orchestre entre deux chorus à la trompette, occupe tout l’espace. Des trapézistes voltigent au-dessus de la fosse. Une seule représentation, dont il n’existe aucune archive. L’album qui sort vient combler ce manque.
Une amitié et une volonté de partager
Avec Au pays d’Alice…, les deux artistes veulent s’inscrire dans une temporalité différente de celle imposée aux albums, objets vite consommés et vite jetés. C’est pour eux un projet au long cours, et l’album n’est qu’une étape dans la vie d’Alice : les deux artistes n’excluent pas de faire évoluer le projet sur scène. "Ce n’est pas juste un album comme d’autres se font, dans une logique commerciale, il n’y a même pas une tournée de prévue, explique Ibrahim Maalouf. Il y a entre nous une amitié et une volonté partagée de faire quelque chose qui ne soit pas ponctuel. Notre démarche est pédagogique aussi. On souhaite que cela puisse être joué, enseigné à l’école, que ça reste là…"
Le long terme est une notion qui a disparu, alors que c’est la vitesse de l’humain.
En acceptant la collaboration, Oxmo Puccino était loin de se douter qu’il signait pour un travail de longue haleine, mais l’histoire de cet album est aussi un combat contre le rythme imposé par l’époque, qui semble hanter l’oeuvre du chanteur : "Le long terme est une notion qui a disparu, alors que c’est la vitesse de l’humain", plaide-t-il. Dans le morceau "L’Heure du T", des années après "365 Jours" et "Un an moins le quart", Oxmo écoute le tic-tac de l’horloge distordue de Lewis Carroll : "Cette heure ne voit pas la fin du début / C’est l’heure du T / Le temps se dessine ici / Le même fil s’étire depuis des décennies."
Alors Au pays d’Alice… peut sembler être un disque difficile d’accès, complexe. "Je ne retiens personne, s’agace Oxmo Puccino. Après vingt ans de métier et sept albums, c’est insultant que l’on me demande de me justifier. Est-ce que l’on demande au boulanger comment il fait son pain ? Ceux qui ont des idées préconçues peuvent passer leur chemin." Maalouf, pur produit du conservatoire, où il enseigne encore, tient un discours plus conciliant. Fils d’enseignants musiciens – son père, Nassim, est l’inventeur de la trompette microtonale à quarts de ton qu’il utilise -, il dit avoir besoin de l’amour de son public et de réussir à convaincre. Pour lui, une oeuvre quelle qu’elle soit peut avoir besoin d’explications : "Il faut parfois prendre le public par la main pour qu’il comprenne." Il admet cela dit que cette disposition d’esprit lui vient sans doute d’"un milieu beaucoup plus bienveillant que celui d’Oxmo, qui a dû se frayer un chemin malgré l’hostilité".
Au fond, ce qui soude ces deux artistes, c’est sans doute leur immense ouverture d’esprit, celle que ceux qui ont toujours vécu entre plusieurs cultures portent dans leur chair. Abdoulaye Diarra, nom de scène Oxmo Puccino, est né à Ségou en 1974. Tout jeune, il quitte le Mali avec sa famille pour le 19e arrondissement de Paris (France). Ibrahim Maalouf, né en 1980, quitte lui le Liban en guerre pour la banlieue parisienne : longtemps, il voudra être architecte pour pouvoir reconstruire son pays.
Les deux sont disques d’or
Avec les années qui passent et leur talent qui s’affirme, chacun dans son domaine, ils ne cessent de franchir de nouvelles limites, décloisonnant les genres musicaux, multipliant les collaborations. Oxmo Puccino s’éloigne des sons hip-hop pour se rapprocher des jazzmen. Maalouf s’éloigne du jazz orthodoxe, appris dans la rigueur au conservatoire de musique de Paris, pour se frayer un chemin sur la scène pop rock et hip-hop.
Le public suit, les deux sont disques d’or. Comme références communes, ils citent un pêle-mêle a priori incohérent, à l’image de leur insatiable curiosité : le réalisateur Kim Chapiron (Sheitan, La Crème de la crème), le joueur de kora Ballaké Sissoko, M (Matthieu Chedid), la chanteuse américano-mexicaine Lhasa ou encore le violoncelliste virtuose Vincent Ségal. Ce dernier a connu Ibrahim Maalouf lorsqu’il était élève au conservatoire de Paris et se souvient : "Il était décalé par rapport à tout l’environnement social qu’on attend d’un trompettiste, ni musicien classique, ni jazzman, ni dans la pop."
Au sujet d’Oxmo Puccino, son "frère", qu’il accompagne dans ses projets, Ségal rappelle qu’il est depuis longtemps pour lui bien plus qu’un simple chanteur : "On parle de "Black Jacques Brel", mais je trouve qu’il est plus un Balzac hip-hop, dit-il. C’est un homme incroyable qui sait observer avec bonté, naturel et humour. Il peint la comédie humaine du grand Paris, tout y passe, l’enfance, la rue, la famille, les potes, les paradis artificiels, l’argent, la mort." Oxmo Puccino semble tout écrire d’un jet, dans une sorte d’écriture intuitive.
Au final, l’album est un mélange de ces deux parcours. S’y affrontent une pléthore d’instruments, des choeurs et des paroles éthérées débitées au fil de douze morceaux, qui correspondent aux douze chapitres de Caroll et restituent l’atmosphère de rêverie déjantée du texte.
Dans un autre monde bien trop réel, le duo, poussé à parler politique, se montre inquiet de la percée des idées d’extrême droite et du mépris dont les artistes font l’objet, mais ne souhaite pas être rangé dans la catégorie des artistes "militants". À une époque où la pensée est parfois de plus en plus étriquée, ils préfèrent, comme Alice, passer de l’autre côté du miroir et se fier à ce que raconte leur imaginaire. "On développe une forme d’idéal à travers notre art, explique Maalouf, on se libère à travers lui." Lapin transi d’amour, Simili Tortue, Chenille qui roule de mille pattes ou Chat de 263 dents ont émergé en musique de leur merveilleux duo, créant un monde parallèle dans lequel les "saltimbanques" ont toute leur place.
Au pays d’Alice…, d’Ibrahim Maalouf et Oxmo Puccinon Mi’ster
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