Investissement : des limites de Tunisia 2020

Surfant sur une transition politique relativement avancée qui lui a valu le prix Nobel de la paix, la Tunisie a organisé, les 29 et 30 novembre, une conférence internationale destinée à lui permettre de relancer son économie.

Cérémonie d’ouveture de Tunisia 2020. De g. à dr. Abdelmalek Sellal, Mohamed Ennaceur, Cheikh Tamim, Béji Caïd Essebsi, Manuel Valls,Youssef Chahed et Marie-Claude Bibeau © Nicolas Fauqué/ JA

Cérémonie d’ouveture de Tunisia 2020. De g. à dr. Abdelmalek Sellal, Mohamed Ennaceur, Cheikh Tamim, Béji Caïd Essebsi, Manuel Valls,Youssef Chahed et Marie-Claude Bibeau © Nicolas Fauqué/ JA

Capture d’écran 2016-12-22 à 12
  • Sémi Cherif

    Sémi Cherif est président du Centre de Tunis de la réflexion stratégique (CTRS), titulaire d’un doctorat en sciences économiques et d’une maîtrise de sciences politiques de l’université Paris-I.

Publié le 27 décembre 2016 Lecture : 6 minutes.

Baptisée Tunisia 2020, cette manifestation, qui a davantage pris la forme d’une conférence de bailleurs de fonds que celle d’une rencontre avec des investisseurs directs étrangers, s’est donné pour objectif principal de mobiliser les ressources extérieures requises pour faciliter la mise en œuvre des réformes et le financement des investissements retenus par le plan de développement 2016-2020.

La présence massive des parties étrangères peut être considérée comme un motif de satisfaction en l’interprétant comme l’expression tangible de la confiance qu’elles ont dans la capacité du pays à se redresser, ce qui devrait raffermir la volonté de ses acteurs à aller de l’avant pour affronter une situation qui se singularise par sa complexité à plus d’un titre. Au-delà des critiques légitimes, qu’elles aient une connotation politique – l’atteinte à la souveraineté –, ou un caractère économique – le surendettement –, nous nous limiterons à quelques observations relatives aux réformes et aux projets consignés dans la « note de synthèse » préparée pour la conférence.

la suite après cette publicité

Pour ce qui est des réformes, cette « note de synthèse » a fixé quatre axes définissant une nouvelle vision du développement économique et social : consolider la stabilité macroéconomique ; réformer les institutions publiques ; promouvoir l’intermédiation financière ; et améliorer le climat des affaires. Première observation : du fait que l’enjeu le plus important pour toute économie en transition est l’amélioration de la réactivité du secteur privé, qu’il soit local ou étranger, un axe prime sur tous les autres : l’amélioration de l’environnement des affaires.

Deuxième observation : pour un pays qui a besoin de retrouver confiance dans ses gouvernants, il convient de donner plus de crédibilité aux discours de ses dirigeants et aux concepts les structurant. Or cela fait vingt-cinq ans que la Tunisie connaît des ajustements ou des tentatives d’ajustement, présentés aujourd’hui sous d’autres appellations, dont la mise en œuvre est accompagnée de discours dont la principale caractéristique est le recours à des concepts d’actualité, tels que l’e-gouvernement, la bonne gouvernance, la transparence, l’informatisation, l’environnement des affaires, l’innovation, l’économie du savoir, la convergence réglementaire, la gestion par objectifs, la démocratie locale…

Auxquels s’ajoutent aujourd’hui ceux de hub économique, d’inclusion sociale, d’économie solidaire, d’économie verte et de transition. Sans préjuger de la bonne volonté des dirigeants actuels, ils gagneraient certainement à rompre, en matière de communication politique, avec les discours emphatiques annonçant, à chaque changement d’exécutif, le début d’une nouvelle ère, la mise en place d’un nouveau modèle de développement s’appuyant sur un nouveau train de réformes censé mettre le pays sur une nouvelle trajectoire vers un nouveau palier de développement lui permettant de rejoindre le club des pays développés.

Au vu de ce que la Tunisie a connu ces cinq dernières années, le risque majeur de la poursuite de tels discours en déphasage avec un vécu quotidien qui exaspère les citoyens, combiné à une utilisation galvaudée des notions d’intérêt général, de patriotisme, de modernité, est que la déception populaire quant aux dividendes escomptés de l’après-14 janvier 2011 ne se transforme en une désillusion irréversible et en une absence totale d’espoir dans la capacité du pays à réussir véritablement sa transition, pour ne pas dire sa rupture avec ce qui prévalait avant cette date importante de son histoire, voire au-delà.

la suite après cette publicité

Le pays n’a pas seulement besoin de capitaux étrangers, ni même d’un nouveau modèle de développement, mais d’un modèle de développement tout court, lequel redonnerait envie aux Tunisiens de vivre dans leur pays, d’en être fiers, d’y travailler, de croire que le seul critère qui y prévaut est le mérite, loin de toute appartenance régionale ou sociale.

La troisième observation, s’apparentant davantage à une recommandation pouvant éventuellement contribuer à l’après-conférence, tout en la dépassant par sa portée, concerne la nécessité de réformer l’Administration. C’est une réforme cruciale qui devrait normalement s’inscrire dans un grand débat national sur le rôle de l’État dans les années à venir.

la suite après cette publicité

Car le rôle de l’Administration, largement biaisé et dans certains cas complètement dénaturé par la non-différenciation de son espace et de son domaine avec celui du politique, a fait que cette institution a fini par s’éloigner, d’une manière ou d’une autre et à différents degrés, de sa mission première. Une mission dont l’essence est de constituer la composante essentielle de la capacité institutionnelle dont doit disposer un pays et d’être chargée, en tant que telle, fondamentalement, de la conception et de la gestion du développement dans toutes ses dimensions, du sécuritaire au socio-économique.

La conférence a peut-être apporté une bouffée d’oxygène, mais elle ne constitue en aucun cas le point de départ d’un redressement systémique

Or, pour assurer cette mission – et ce qu’elle implique comme élaboration de stratégies, mise en œuvre de normes réglementaires, conduite d’arbitrages entre des intérêts bien souvent divergents et préservation de l’intérêt général –, l’Administration a besoin de la crédibilité morale et technique lui permettant de disposer de l’autorité requise pour exercer convenablement ses prérogatives avec la transparence et la compétence voulues.

Une crédibilité morale dont l’une des finalités est de gagner la confiance des gens, qui verront alors en elle l’une des institutions clés de la consolidation de leur citoyenneté en étant à leur service et en étant le garant de l’accès à leurs droits, une sorte de syndicat du peuple dans sa totalité.

Une crédibilité technique, qui ne relève pas seulement de son informatisation mais aussi de sa dotation en compétences, lui confère la capacité de jouer le rôle de stratège et d’arbitre entre des objectifs et des intérêts entre catégories sociales, régions et générations non mécaniquement convergents, de donner la cohérence requise aux réformes et de les négocier d’une manière subtile avec les institutions internationales et autres bailleurs de fonds afin d’en faire un vecteur de la réduction de leur coût sociopolitique, de suivre un environnement très mouvant pour adapter et ajuster les politiques mises en œuvre et d’évaluer correctement les impacts directs et indirects des projets qui lui sont proposés par ses différents départements.

Quant au deuxième domaine, celui des projets, il peut donner lieu, lui aussi, à trois observations. La première est qu’il ne faut pas perdre de vue que ces projets, indépendamment de leur financement, sont programmés dans le cadre du plan de développement 2016-2020 et qu’en tant que tels leur objet premier est de contribuer à la réalisation des objectifs économiques et sociaux de celui-ci, aussi bien au niveau régional que national. Quand bien même ces projets pourraient profiter de la concrétisation de ces financements, leur mise en œuvre ne pourra démarrer au mieux qu’au cours de 2017 et leur finalisation, à supposer qu’ils puissent compter sur une capacité de réalisation adéquate, n’intervenir qu’en 2019.

Pour un plan qui dans sa conception a notamment prévu une accélération du rythme de croissance à partir de sa troisième année d’exécution pour réaliser dans son scénario le plus optimiste une moyenne annuelle de 5 % en termes réels, la question qu’on est en droit de se poser est de savoir si ce décalage dans le temps de la mise en œuvre ne devrait pas inciter ceux qui l’ont conçu à revoir leurs prévisions de croissance et leurs retombées, particulièrement sur l’emploi.

Deuxième observation : une telle configuration devrait, en toute rigueur, tout en tenant compte de la vraisemblance des financements qui leur sont promis, amener le gouvernement à opter pour une reconsidération de ces projets en fonction de leur impact sur la croissance et tous ses aboutissants pour dresser une échelle de priorités dépassant leur simple énumération.

Il est à remarquer qu’une telle approche requiert une coordination très pointue entre toutes les parties prenantes du plan avec ce qu’elle implique en matière de nouveaux arbitrages entre, d’une part, le global et le sectoriel et, d’autre part, entre le national et le régional. Autrement dit, cette approche nécessite, pour qu’elle soit faite et bien faite, des délais incompressibles sur le plan technique et organisationnel qui peuvent retarder la mise en œuvre des projets ainsi sélectionnés.

La troisième observation est la résultante de toutes ces considérations. Il s’agit en effet de circonscrire, en toute lucidité, la portée de cette conférence à des limites raisonnables. Y voir « une bouffée d’oxygène » dont le pays avait besoin, oui, peut-être. La considérer comme le point de départ d’un redressement systémique du pays, certainement pas.

Bloc-CourrierDesLecteurs

Bloc-CourrierDesLecteurs

L'éco du jour.

Chaque jour, recevez par e-mail l'essentiel de l'actualité économique.

Image

La rédaction vous recommande

Tunisie : l’ambitieux « port financier de Tunis » à nouveau sur les rails

Contenus partenaires