France – Égypte : notre ami le raïs

Le président Sissi est loin de se distinguer par un comportement démocratique exemplaire. Mais, au nom des intérêts commerciaux et de la lutte antiterroriste, les Occidentaux ferment les yeux. Cela ne vous rappelle rien ?

Abdel Fatah al Sissi et François Hollande à l’Élysée, le 26 novembre. © CITIZENSIDE/YANN BOHAC / citizenside.com

Abdel Fatah al Sissi et François Hollande à l’Élysée, le 26 novembre. © CITIZENSIDE/YANN BOHAC / citizenside.com

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 3 décembre 2014 Lecture : 6 minutes.

"Cette réception en grande pompe du maréchal Sissi à Paris me donne l’impression d’un retour en arrière, de revoir Moubarak reçu par Sarkozy ou Chirac, comme si l’épisode des Printemps arabes n’avait apporté aucune leçon à la politique française", regrette Alain Gresh, directeur adjoint du Monde diplomatique, à propos de la visite du président égyptien, les 26 et 27 novembre.

Ce grand connaisseur du monde arabe, né au Caire en 1948, n’a pas gardé de rancoeur de son interpellation par la police, ce 11 novembre, dans un café cairote, pour avoir osé parler politique avec deux Égyptiennes. Mais l’ambiance très affable de cette rencontre au sommet lui rappelle les errements d’une diplomatie française jadis complaisante avec les dictatures arabes, que le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé avait regrettés publiquement en 2011, alors que soufflait le vent des révoltes de Tunis à Damas. "Il n’est pas scandaleux d’entretenir des relations avec l’Égypte, poursuit le journaliste. Mais faire comme si tout était normal est tout de même assez inquiétant."

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Depuis que le général Sissi – depuis promu maréchal -, porté par un puissant mouvement populaire, a chassé les Frères musulmans du pouvoir en juillet 2013 avant de se faire élire triomphalement en mai 2014, la terre des pharaons semble régresser vers les sombres heures de la dictature. La répression du mouvement islamiste a fait plus de 1 400 morts ; l’organisation ayant été décrétée terroriste, 15 000 de ses militants ont été arrêtés, dont des centaines condamnés à mort.

Nombre des jeunes leaders qui avaient soutenu le coup de force de Sissi se retrouvent aujourd’hui derrière les barreaux, comme Alaa Abdel Fattah, Ahmed Douma et Ahmed Maher.

Les médias sont sommés de renouer avec leurs habitudes antérévolutionnaires de complaisance forcée avec le régime. Sinon gare : en juin, trois journalistes d’Al-Jazira ont écopé de sept à dix ans de prison ferme. La jeunesse révolutionnaire est elle aussi mise à genoux : les manifestations sont interdites depuis novembre 2013 et nombre des jeunes leaders qui avaient soutenu le coup de force de Sissi se retrouvent aujourd’hui derrière les barreaux, comme Alaa Abdel Fattah, Ahmed Douma et Ahmed Maher.

Reporters sans frontières, Human Rights Watch, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme… Les ONG multiplient les communiqués alarmants. "Lui parleront-ils des droits de l’homme ?" s’interrogeait Amnesty le 26 novembre, alors que François Hollande et Laurent Fabius s’apprêtaient à recevoir le maréchal-président.

Ce jour-là, en conférence de presse, le chef de l’État français évoquait les dossiers abordés avec son homologue : investissements et financements, l’épineux dossier libyen, Gaza et la Palestine, l’Europe et la Francophonie, et bien sûr la question terroriste, avec le constat d’"une commune appréciation de ce que peut être l’équilibre du monde". Le lendemain, le président Sissi répondait à ces amabilités dans les pages du Figaro : "Le président Hollande et moi sommes sur la même longueur d’onde."

>> Lire aussi : Abdel Fattah al-Sissi à Paris : la Libye, les affaires et le dilemme des droits de l’homme

Vingt à vingt-cinq ans pour la vraie démocratie

Des droits de l’homme, il semble donc avoir été peu question de la part de celui qui, candidat à l’Élysée en 2012, annonçait : "Je veux porter haut la voix et les valeurs de la France dans le monde." Le même qui, ayant à peine quitté le président Sissi, adressait des leçons de gouvernance aux dirigeants d’Afrique subsaharienne. Concernant la préoccupante évolution politique du Caire, vue par nombre d’observateurs occidentaux comme une régression vers une dictature pire que celle de Moubarak, Hollande n’a que laconiquement souhaité la poursuite du "processus de transition démocratique". Lui avait-on rappelé que son interlocuteur, en campagne électorale en mai dernier, avait affirmé haut et fort : "Il faudra vingt à vingt-cinq ans à l’Égypte pour être prête pour la vraie démocratie" ?

"Je ne suis pas sûr que Sissi sera un nouveau Moubarak, tempère Yves Aubin de La Messuzière, ancien ambassadeur et spécialiste du monde arabe. C’est effectivement un régime autoritaire qui a eu des gestes inacceptables vis-à-vis des Frères musulmans, des médias et des révolutionnaires… Cette situation durera-t-elle ? Quoi que l’on pense de Sissi, l’Égypte est en voie de stabilisation."

Un retour de François Hollande à la realpolitik qui paraît contredire le discours du démocrate adressé à d’autres.

Pour l’ex-diplomate, qui ne ménage pas ses critiques sur la "diplomatie émotionnelle" de l’Élysée depuis la chute du président tunisien Ben Ali en janvier 2011, la France ne peut se permettre de bouder l’Égypte si elle veut conserver un poids dans la région, au-delà des contrats commerciaux escomptés : "Il y a les principes et il y a le pragmatisme.

Recevoir Sissi ne veut pas dire que la France ne soutient pas ce grand mouvement de fond des sociétés arabes, et les questions des droits de l’homme ont certainement été évoquées. Mais l’important est de considérer que l’Égypte peut jouer un rôle pour apaiser cet arc de crise qui s’étend au Moyen-Orient et qu’elle est essentielle à l’équilibre régional." Un retour de François Hollande à la realpolitik paraît contredire le discours du démocrate adressé à d’autres.

Retour à la case départ

Les questions sécuritaires ont ainsi été au coeur des entretiens bilatéraux, particulièrement celle touchant au terrorisme jihadiste qui gangrène le Moyen-Orient et prend l’Égypte en étau, entre le groupe Ansar Beït al-Maqdis, établi dans le Sinaï dans l’Est, et Ansar al-Charia, qui tient la ville libyenne de Derna à l’ouest, deux organisations qui ont dernièrement fait allégeance à l’État islamique du "calife Ibrahim".

"Le jihadisme est une calamité mondiale", affirmait Sissi dans le Figaro, le 27 novembre. Et la "guerre contre la terreur", un argument de choix pour permettre au président égyptien de se bâtir une légitimité internationale, de restaurer son image dans les médias occidentaux et de sortir son pays de l’isolement diplomatique.

Mais dans ce combat, Sissi n’a-t-il pas désigné ses partenaires privilégiés en visitant Alger en juin, puis Riyad et Moscou en août ? Les corvettes et autres armements que la France a promis de lui livrer serviront-ils à ramener la sécurité ou à imposer l’ordre nouveau ? Très sceptique, le chercheur François Burgat déplore que "la France reste fidèle à une sorte de tradition qui consiste à alimenter le terrorisme en disant le combattre… En 1990, nous avions envoyé au Caire Alain Poher, le président du Sénat, décorer Moubarak d’un prix Louise-Michel pour les droits de l’homme et la démocratie. Nous voici revenus à la case départ, sans avoir rien retenu des leçons du Printemps arabe".

Divergences de vues sur le dossier libyen

À Paris, Sissi a aussi divisé sur le sensible dossier libyen. Le président égyptien entend appliquer chez son voisin la rhétorique et les actions de répression qu’il déploie contre les Frères musulmans dans son pays. À commencer par Derna, à 300 km de sa frontière poreuse (armes, hommes…), où des jihadistes ont prêté allégeance à l’État islamique. Le Caire apporte ainsi un soutien logistique discret à l’opération Dignité, lancée à Benghazi en mai par le général Haftar pour "éradiquer le terrorisme", facilite des raids aériens prétendument menés par son allié émirati pour pilonner des positions islamistes (en août) et forme des contingents de l’armée libyenne. À Paris, au ministère de la Défense, les plans sont prêts pour mener des opérations, dans le Fezzan (sud de la Libye) notamment, et l’on se satisfait d’une convergence de vues avec Le Caire. Au Quai d’Orsay, en revanche, où l’on encourage un dialogue politique interlibyen sous l’égide de l’ONU, l’inflexibilité de l’Égypte irrite : pas question pour Le Caire de dialoguer avec le camp islamiste, quitte à faire échouer certaines initiatives diplomatiques. Joan Tilouine

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