Robert Johnson en BD : black, blanc, blues…

Une bande dessinée retraçant la vie du bluesman Robert Johnson, un manifeste d’époque sur l’affaire des Scottsboro Boys et un disque venu tout droit du Mississippi restituent l’atmosphère de l’Amérique des années 1930 dans le Sud du coton, du maïs et de la ségrégation raciale.

Porté sur l’alcool et les femmes, le musicien aurait passé un pacte avec le diable. © DR

Porté sur l’alcool et les femmes, le musicien aurait passé un pacte avec le diable. © DR

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 26 novembre 2014 Lecture : 6 minutes.

"Cryin’, baby/Honey, don’t you want to go ?/Back to the land of California/To my sweet home Chicago" Vous vous souvenez ? La scène – visionnée 1 500 000 fois sur YouTube – a marqué les esprits. Le 21 février 2012, la Maison Blanche accueillait une performance musicale baptisée Red, White and Blues. Encouragé par Buddy Guy et B.B. King, l’inusable pierre qui roule Mick Jagger tendait le micro au président Barack Obama… lequel n’hésitait guère avant d’entonner d’une voix bluesy à souhait le "tube" attribué à Robert Johnson, Sweet Home Chicago.

Un incontournable standard du blues né en 1937 et dont il existe aujourd’hui des dizaines de versions enregistrées par les plus grands, que ce soit les Blues Brothers, Eric Clapton, Johnny Winter, Buddy Guy ou Stevie Ray Vaughan. "La musique a émigré du sud vers le nord, du delta du Mississippi à Memphis et jusqu’à ma ville de Chicago", déclarait alors le président fraîchement réélu, montrant qu’il avait parfaitement intégré et fait sienne l’histoire des premiers Africains-Américains.

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Dans cette histoire du blues, Robert Johnson est un mythe vivace, même si – ou peut-être parce que – l’on ne sait pas grand-chose de lui. Né et mort dans le Mississippi (Hazlehurst, en 1911, et Greenwood, en 1938), l’homme aurait, selon ses propres dires, passé un pacte avec le diable afin de jouer de sa six cordes comme un dieu. À partir des rares informations existantes et des chansons léguées par Johnson à la postérité, le dessinateur Mezzo et le scénariste Jean-Michel Dupont livrent un roman graphique somptueux, Love in Vain, Robert Johnson 1911-1938. Narrée par une mystérieuse "voix off", la biographie dessinée du bluesman maudit est une page d’Amérique en noir et blanc qui exhale des vapeurs de soufre et d’alcool.

Tout commence dans ce Sud du maïs et du coton, où la sueur et le sang des esclaves imbibent le sol.

Tout commence dans ce Sud du maïs et du coton, où la sueur et le sang des esclaves imbibent le sol. Le petit Robert Leroy Johnson n’a pas une enfance facile, ballotté qu’il est au gré des amours fluctuantes de sa mère. L’école, évidemment, ce n’est pas exactement son truc. Non seulement il est intenable mais, en plus, il a de graves problèmes de vue. La musique, en revanche, le passionne très tôt : il joue d’abord de la guimbarde, puis de l’harmonica, avant de commencer la guitare à la fin des années 1920. Quand il se marie avec la jeune Virginia Travis en 1929 – elle a 16 ans, il en a 18 – c’est pourtant sur une plantation qu’il s’installe, celle de Kline, à l’est de Robinsonville.

Le blues qu’il emporte avec lui sur les routes

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C’est là que le malheur s’abat sur lui : Virginia meurt en couches, l’enfant ne survit pas. Désormais, Johnson n’a plus que le blues qu’il emporte avec lui sur les routes et dans les tavernes. Certaines rencontres sont fécondes – comme celle avec le bluesman Ike Zinnerman – d’autres plus rugueuses – comme celle avec un autre bluesman, Son House, qui lui conseille de laisser tomber la gratte.

Et puis il y a celle qui fait tout basculer, au carrefour ("Crossroads") de la route 49 et de la route 61, près de Clarksdale, ou bien à celui de la 1 et de la 8 à Rosedale, on ne sait pas trop. "Papa Legba, le maître des carrefours, le portier du monde des esprits… Il peut exaucer vos voeux, mais c’est donnant, donnant… Il faut bien que tout le monde s’y retrouve" : ainsi Mezzo et Dupont présentent-ils le diable tel qu’il est connu dans une région où le vaudou importé par les esclaves de Saint-Domingue demeure encore très présent.

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Voyageant de femme en femme et de bouge en bouge, mais toujours tiré à quatre épingles, Robert Johnson raconte sa légende à qui veut l’entendre, même s’il l’a peut-être piquée à un autre musicien portant le même patronyme, Tommy Johnson. En tout état de cause, la rencontre du carrefour aura une belle postérité, reprise notamment par les frères Coen dans O’Brother et dans la série Supernatural ("Crossroad Blues", saison 2, épisode 8).

Johnson, lui, connaîtra surtout la poussière de la route, l’extase des rencontres éphémères et du whisky, mais aussi la gloire d’être recommandé par Henry Columbus Speir. Un soutien qui lui permettra d’être enregistré par Don Law, pour le label Vocalion Records. "Chicago, Detroit, le Canada, New York… Son avenir semblait tracé dans le Nord… Alors pourquoi être reparti traîner la misère dans le Sud ?" demande le mystérieux narrateur, avant de répondre : "Peut-être tout simplement parce qu’il avait le Mississippi dans les tripes."

Neuf jeunes Noirs accusés à tort de viol

À force de gnôle et de femmes, la carrière de Johnson prend fin plus tôt que prévu. Le 16 août 1938, il meurt à 27 ans dans des circonstances troubles, au bout de plusieurs jours d’agonie. Diverses versions circulent : syphilis ? Pneumonie ? Empoisonnement à la strychnine par un mari jaloux ? Tout est plausible. Aujourd’hui, on lui connaît rien moins que trois lieux de sépulture différents, à Greenwood, Quito et Morgan City. Son oeuvre, quant à elle, comprend 29 titres, rassemblés dans Robert Johnson : The Complete Recordings, produit par Lawrence Cohn.

"Love in Vain", sa chanson reprise par les Rolling Stones (sur Let it Bleed) et par Eric Clapton (sur Me and Mr Johnson), est désormais le titre d’une biographie graphique où l’ambiance du Sud américain au milieu des années 1930 est particulièrement bien rendue par le trait puissant de Mezzo, dont les jeux de noir et de blanc rappellent les effets obtenus par linogravure. En page 44, un vendeur de journaux tient à bout de bras un exemplaire du Chicago Defender clamant : "Free the Scottsboro Boys !"

Le diable et la Highway 61 sont bien sûr au rendez-vous pour dire les bleus d’une Amérique en noir et blanc.

Hasard de l’actualité éditoriale française ? Un document d’époque à tous points de vue exceptionnel sur cette affaire emblématique qui défraya la chronique dans les années 1930, Scottsboro Alabama, de l’esclavage à la révolution, vient d’être publié par les éditions L’Échappée. Recueil de 118 linogravures signées par deux inconnus, Lin Shi Khan et Tony Perez, ce manifeste a été découvert dans les années 1990 à la Tamiment Library de New York, dans les archives d’un journaliste communiste de New Masses, Joseph North.

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Cette oeuvre de combat au graphisme résolument moderne replace l’affaire des neuf jeunes Noirs accusés (à tort) de viol par deux jeunes filles blanches dans le contexte plus général de l’oppression capitaliste – dont l’avatar le plus sauvage reste l’esclavage – et de la lutte des classes. Quasi expressionnistes, les gravures disent sans fard la violence raciale exercée à l’encontre des Noirs, mais aussi la violence sociale pesant sur les plus pauvres, noirs comme blancs. L’atmosphère est lourde, écrasante, représentative de ces États du Sud, Alabama, Mississippi, Caroline du Sud, où les lynchages étaient si fréquents…

Pourtant… "Mississippi, l’État le plus sombre de tous, porteur du blues le plus noir. C’est de ce chaudron dans lequel mijotait le blues que sont sortis Robert Johnson, Muddy Waters, Howlin’ Wolf, Son House, Elmore James, B.B. King, John Lee et tant d’autres", soutient le bluesman Mighty Mo Rodgers, qui offre avec son nouvel opus, Mud’n Blood, a Mississippi Blues Tale, une bande-son à cette histoire de bruit et de fureur. Le diable et la Highway 61 sont bien sûr au rendez-vous pour dire les bleus d’une Amérique en noir et blanc.

Love in Vain, Robert Johnson, 1911-1938, de Mezzo et J.-M. Dupont, Glénat, 76 pages, 19,50 euros

Scottsboro Alabama, de l’esclavage à la révolution, de Lin Shi Khan et Tony Perez, L’Échappée, 192 pages, 20 euros

Mud’n Blood, a Mississippi Blues Tale, de Mighty Mo Rodgers, DixieFrog

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