Ali Benmakhlouf, libre penseur

Enseignant en France depuis trente-cinq ans, ce natif de Fès aux origines sénégalaises incarne la figure du philosophe-citoyen.

Publié le 4 décembre 2014 Lecture : 4 minutes.

« J’ai commencé à enseigner en 1984 et je continue à le faire chaque semaine depuis trente ans. C’est cette activité qui me définit avant toute chose. Je suis un relais, un transmetteur. » Ne cherchez pas chez Ali Benmakhlouf le bagou de l’intellectuel médiatique façon Bernard-Henri Lévy : aux antipodes du chef de file des nouveaux philosophes français, celui qui refuse l’étiquette de penseur engagé pratique un art de la philosophie à l’opposé de celui de la guerre. « Je ne me sens pas guide ou meneur, et je pense que l’intellectuel doit absolument éviter d’endosser ce rôle. C’est rarement une réussite. Je crois au travail de fond, à l’éducation, pas aux actions spectaculaires. »

D’une exquise courtoisie, Benmakhlouf a le charme des personnes délicates qui bougent de façon mesurée et choisissent leurs mots avec précaution. À 55 ans, le plus important des philosophes francophones marocains enseigne à l’université Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne et mène en parallèle une intense production éditoriale : le penseur touche-à-tout compte à son actif une trentaine d’ ouvrages sur l’identité, la raison, le droit, les institutions, l’art, la politique et la logique – dont il est l’un des principaux spécialistes.

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C’est à l’automne 2013, dans un grand frisson d’air frais, que Benmakhlouf publie le texte « Faire de la philosophie arabe aujourd’hui ». À contre-courant du débat sur la crise de la pensée arabe, l’homme donne du signifiant à l’affaire en décryptant l’histoire des idées avec un regard et un ton iconoclastes qui décrispent les codes. Dans ce qu’il nomme une tentative de « désenclavement », il démontre que les penseurs arabophones du IXe au XIIe siècle « ont livré au patrimoine commun de la philosophie des distinctions essentielles ». « C’est Ibn Sina [Avicenne] qui a opéré le premier la distinction entre l’existence et l’essence, et c’est Ibn Ruchd [Averroès] qui a initié le concept de monopsychisme, l’un des piliers de la philosophie classique des XVIIe et XVIIIe siècles. »

Il poursuit : « L’idée selon laquelle il faudrait saisir la spécificité de la pensée arabe du côté du religieux est absurde. Ce n’est que parce que la religion est un facteur visible et audible qu’elle finit par se donner comme un facteur essentiel, alors qu’elle n’est qu’une composante parmi d’autres de ce qui forme une civilisation. »

À Paris, où il réside depuis trente-cinq ans, Benmakhlouf occupe, dans le 11e arrondissement, un appartement ordonné et simple en compagnie de ce qu’il nomme ses « extensions » : des centaines de livres rangés sur des étagères qui montent jusqu’au plafond. Là se trouvent la correspondance de Flaubert, l’intégrale de Montaigne – son auteur fétiche -, des ouvrages de philosophes arabes médiévaux et des travaux de logiciens, dont Frege, à qui il a consacré sa thèse.

Sa première jeunesse, marocaine, l’a conduit de Fès, où il naît en 1959, à Casablanca, où il obtient son baccalauréat au lycée Lyautey avant de poursuivre ses études en France. D’une grand-mère sénégalaise – les parents de Benmakhlouf, négociants en tissu, opéraient jusqu’à Dakar -, le philosophe dit avoir conservé l’orientation de son regard, davantage porté vers le sud que vers le nord. Une situation qui n’a pas toujours été en sa faveur : quand il choisit de revenir enseigner au Maroc en 1987, après une agrégation obtenue à l’âge de vingt-cinq ans, le climat lui paraît détestable. « En plein coeur des années de plomb, la pensée était méprisée et la philosophie quasi absente des universités. Au bout de six mois, j’ai fini par revenir à Paris. »

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S’il enseigne en France, Benmakhlouf garde un pied au Maroc, où il anime régulièrement des conférences à Casablanca et Rabat. Fait rare, il a été l’un des premiers philosophes à être invité, en juillet dernier, à animer devant le roi Mohammed VI une causerie religieuse pendant le mois de Ramadan. Autre signe de sa consécration au royaume : la remise d’un Wissam (distinction royale) à l’occasion de la récente fête du Trône.

« Il fait entrer la philosophie au Maroc en s’intéressant à des notions difficiles, comme la laïcité, et en parvenant à introduire de la pensée philosophique dans la pensée religieuse, souligne la journaliste franco-marocaine Meryem Sebti. Il n’est absolument pas bourgeois et possède peu de choses. Il rejette les codes de la classe dominante, exècre l’esprit de caste ou de système. Il n’est pas non plus isolé et reste constamment attentif aux évolutions de la société. » En témoigne son travail, en France, au sein du Comité consultatif national d’éthique, dont il a assuré la vice-présidence jusqu’à l’automne dernier. Coauteur d’un avis sur la neuro-amélioration, rapporteur de deux avis sur le don d’organes et l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, il précise : « Le philosophe intervient pour avertir le chercheur sur la manière dont la science s’incorpore dans la société. La tentation est parfois grande de passer de la simulation à la réalité. »

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Quant au vieux débat sur la vérité, l’homme a tranché : « Comme Wittgenstein, je pense que la philosophie doit être davantage descriptive qu’explicative. La description est ouverte, l’explication est toujours close. »

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