La drôle de guerre du Cameroun contre Boko Haram

C’est un conflit bâtard, contre un ennemi qui se joue des frontières et qui a fait de l’Extrême-Nord sa base arrière. Personne ne sait même quand il a commencé. L’État camerounais a fini par se donner les moyens de riposter. Pas question d’être le maillon faible dans la lutte contre Boko Haram.

Patrouille à Amchidé. Le village et son camp militaire sont la cible des jihadistes. © AFP Photo/Reinnier Kaze

Patrouille à Amchidé. Le village et son camp militaire sont la cible des jihadistes. © AFP Photo/Reinnier Kaze

Publié le 1 décembre 2014 Lecture : 7 minutes.

Des heures que la bataille fait rage. Que les soldats qui occupent le camp d’Amchidé ripostent aux tirs venus du village situé de l’autre côté du terrain vague. Il fait nuit noire maintenant. Les éléments du bataillon d’intervention rapide (BIR), l’élite de l’armée camerounaise, et ceux du bataillon blindé de reconnaissance (BBR) ont repris l’initiative. Les assaillants reculent, puis disparaissent. Il est 20 h 30, ce 15 octobre, et les 250 hommes du camp peuvent enfin souffler. Ils savent, désormais, à quoi ressemble cette drôle de guerre qui a débuté sans déclaration formelle et sans que personne puisse vraiment dire quand, dans l’extrême nord du Cameroun.

Aux confins septentrionaux de son territoire, dans cette langue de terre qui lui donne accès au lac Tchad, le Cameroun fait face à une menace sans visage, si ce n’est celui du chef de Boko Haram, Abubakar Shekau. Une menace omniprésente, qui a causé la mort de 33 de ses soldats ces six derniers mois (chiffre officiel) et d’un nombre bien plus important (quoique non documenté) de civils. Une menace qui prend la forme d’une guerre bâtarde, tantôt asymétrique, tantôt conventionnelle – mais toujours extrêmement violente.

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Le chef du camp d’Amchidé, un capitaine, peut en témoigner. Le 15 octobre, quand les jihadistes ont attaqué après avoir pris le contrôle du village, ses hommes ont vu une 504 bourrée d’explosifs foncer vers eux et voler en éclats, avant qu’un blindé – qui sera identifié, le lendemain, comme provenant de l’armée nigériane – tire en direction du camp. "Ce jour-là, précise un officier affecté au ministère de la Défense, ils avaient une vraie stratégie : ils nous ont assaillis en deux endroits, à Limani et à Amchidé, avec trois chars, des mitrailleuses 14.5 et une infanterie composée de centaines d’hommes. Ils ont tenté de détruire un pont pour retarder les renforts." Les jihadistes disposent désormais d’un arsenal "digne d’une armée régulière", ajoute-t-on à l’état-major.

Une menace sous-estimée

Le lendemain, les soldats camerounais constataient les dégâts : huit morts dans leurs rangs, au moins 107 chez l’ennemi et une trentaine de civils abattus. Certains d’entre eux ont été décapités, et leur tête posée sur leur dos, en pleine rue… Aujourd’hui, le bourg est déserté. Il avait déjà perdu de sa vitalité en septembre, quand les jihadistes s’étaient emparés de la localité de Banki, son prolongement côté nigérian.

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Longtemps, le président Paul Biya a sous-estimé la menace, la réduisant à un problème intérieur nigérian. "C’est vrai, on l’a minimisée. On a tardé à réagir, reconnaît Sali Daïrou, député de l’Extrême-Nord élu sous la bannière du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir) et président de la commission de la Défense et de la Sécurité à l’Assemblée nationale. Nous n’avons pris conscience du danger qu’après les prises d’otages." La famille française Moulin-Fournier en février 2013, le père Georges Vandenbeusch (un Français) neuf mois plus tard, dix ouvriers chinois en mai 2014, et enfin, le 27 juillet dernier, dix-sept Camerounais, parmi lesquels l’épouse du vice-Premier ministre, Amadou Ali.

Pourtant, cela faisait des années que Boko Haram faisait parler de lui dans cette région d’étangs et de savanes, l’une des plus peuplées du pays (3 à 4 millions d’âmes), l’une des plus pauvres aussi, l’une des moins sécurisées, l’une de celles où se côtoie la plus grande diversité d’ethnies et de religions enfin : on y trouve des chrétiens, des musulmans, des animistes ; des Peuls, des Mandaras, des Arabes choas ou encore des Kanouris, le groupe le plus représenté au sein de l’insurrection jihadiste. Comme le note un rapport d’International Crisis Group publié en septembre, "il existe une continuité culturelle et linguistique entre les Kanouris du Nigeria et les Kanouris du Cameroun […]. Ces facteurs sociologiques facilitent la pénétration et la dissimulation d’éléments de Boko Haram".

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Il suffit de regarder une carte pour comprendre que la menace n’est pas "étrangère" : Gwoza, la capitale du "califat" proclamé par Shekau en août, est à 15 km de la frontière ; Bama, l’autre fief de Boko Haram, à moins de 50. Quant à Amchidé, elle est carrément coupée en deux par la frontière.

Depuis trois ans, le groupe jihadiste avait fait du septentrion camerounais sa base de repli, un magasin à ciel ouvert que l’on peut piller à volonté, mais aussi un vivier de combattants. Les élites locales estiment à 3 000 le nombre de jeunes partis faire le jihad ces dernières années contre la promesse d’une prime importante (entre 200 et 300 euros). Non pas qu’ils aient été nourris dès leur plus tendre enfance aux thèses salafistes. Comme le note un élu de Maroua, "les prédicateurs radicaux sont rares dans la région". Ce qui a poussé les jeunes désoeuvrés dans les bras de Boko Haram, "c’est l’argent, et rien d’autre", assure ce notable. Aujourd’hui, le flot des départs s’est tari, mais il reste une réalité. Le quotidien L’oeil du Sahel, une référence, a récemment évoqué le recrutement, par Boko Haram, de deux conseillers municipaux, dont un membre du RDPC…

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Plus important encore pour Boko Haram, le territoire camerounais a longtemps servi de lieu de transit et de caches pour les armes achetées en Libye ou au Soudan. Leur trajet est bien connu : N’Djamena, le pont N’Gueli, qui relie le Tchad au Cameroun, Kousseri de l’autre côté, puis direction le Nigeria via Amchidé ou Fotokol. Les méthodes aussi sont connues – et rudimentaires : pour passer la douane, un homme à moto ou au volant d’une 504 bâchée dit transporter dans des sacs en toile de jute des coques de coton, alors qu’il s’agit de kalachnikovs et de munitions.

Depuis que les contrôles ont été renforcés de part et d’autre du pont et que des caches sont régulièrement mises au jour, le trafic est perturbé. C’est pour cela, pense-t-on à Yaoundé, que les attaques de Boko Haram ont pris une autre dimension. Pour cela seulement ? Certains hauts gradés pensent que les jihadistes veulent établir ici aussi un califat, mais tous n’en sont pas persuadés. "Leur but n’est pas de conquérir nos territoires, analyse un officier. Ils ont besoin de se ravitailler en armes, et donc de contrôler les axes, mais aussi en vivres, car dans les zones qu’ils contrôlent de l’autre côté de la frontière, la plupart des cultivateurs et des éleveurs ont fui." Besoin, aussi, de terroriser ceux qu’ils considèrent comme des "indics".

Les incursions sont quotidiennes et touchent une zone de plus en plus vaste. La capitale régionale, Maroua, n’est plus à l’abri d’une offensive éclair ou d’un attentat. "Ils volent notre bétail, nos filles parfois, et tuent sans discrimination", rapporte un notable de la région. Même l’armée est prise pour cible. Ce fut le cas le 2 mars, dans ce qui restera comme le premier affrontement entre Boko Haram et l’armée camerounaise, mais aussi le 27 juillet, le 15 octobre, le 24 octobre, et plus récemment les 9, 10 et 11 novembre. "Ils arrivent par surprise, crient "Allahu akbar", tuent des civils, mais ils ne peuvent pas faire face à notre force de frappe", claironne un sous-officier en poste à Maroua.

40 000 réfugiés nigérians

C’est que, depuis six mois, les autorités ont pris les choses en main : 7 000 hommes ont été recrutés. L’armée compterait aujourd’hui près de 45 000 soldats. Des renforts, pour la plupart issus des corps d’élite, et des blindés ont été envoyés dans l’Extrême-Nord, où une nouvelle région militaire interarmées (la quatrième) a vu le jour, et où sont simultanément menées deux opérations : Alpha (pour les forces spéciales) et Émergence (pour les forces régulières). Le QG de la 4e RMIA, qui se trouve à Maroua, et ses hommes sont sous les ordres de jeunes colonels jugés plus aptes aux combats que les vieux généraux "bureaucratisés". Des moyens aériens (avions de chasse Alpha Jet et hélicoptères) sont également positionnés à Garoua. "C’est incontestable : Biya a pris le taureau par les cornes", estime un diplomate français. Une source au sein du ministère camerounais de la Défense évalue à 1 000 le nombre de jihadistes tués en six mois. Chiffre invérifiable.

Ce qui est sûr, c’est que le Cameroun n’est plus le "maillon faible" de la sous-région. "Il y a un an, rapporte un diplomate sahélien, le Nigeria pestait contre le Cameroun et l’accusait de ne rien faire. Aujourd’hui, c’est le contraire." Plusieurs sources doutent cependant de la capacité des Camerounais à contrer une offensive massive. "C’est une armée en reconstruction qui ressemble encore à une armée mexicaine, explique un diplomate occidental. Ils font des efforts, mais ils ne sont pas encore prêts."

De tous les voisins du Nigeria, le Cameroun est le plus affecté par le "virus" Boko Haram. On y compte plus de 40 000 réfugiés nigérians, et nombre de Camerounais ont quitté la zone frontalière. Des notables de la région ont même dû envoyer leur famille à l’abri, à Garoua ou à Yaoundé, tandis que d’autres, parfois très haut placés, sont accusés d’"instrumentaliser" ces éléments armés dans le but de déstabiliser le pouvoir ou de faire des affaires.

"Ce sera ainsi pendant de longues années", craint un élu de Kolofata, qui insiste sur le fait que les liens (familiaux et commerciaux) entre Nigérians et Camerounais sont ancestraux, donc "impossibles à couper". Un officier, lui, rappelle une évidence : "Les complicités sont nombreuses et difficiles à établir. À Amchidé, où la frontière n’est matérialisée que par une barre de fer, certaines maisons sont coupées en deux : une partie se trouve en territoire nigérian, l’autre en territoire camerounais." Et il en est de même au sein des familles : deux cousins, deux frères même, peuvent être Boko Haram pour l’un, RDPC pour l’autre.

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