Maroc : le corps du délit

En se mettant elles-mêmes en scène, de jeunes artistes marocaines bousculent les stéréotypes liés au statut de la femme. Issues d’une génération décomplexée par internet comme par les printemps arabes, elles s’exposent à l’Institut du monde arabe.

Safaa Mazirh, 25 ans, se fait photographier à chaque fois qu’elle va mal. © Safaa Mazirh

Safaa Mazirh, 25 ans, se fait photographier à chaque fois qu’elle va mal. © Safaa Mazirh

ProfilAuteur_NadiaLamlili

Publié le 24 novembre 2014 Lecture : 6 minutes.

Sur un boulevard bondé de Marrakech, elle presse le pas pour fuir une foule qui la harcèle. Nadia Bensallam porte une burqa noire qui s’arrête aux genoux, dévoilant ses jambes et des chaussures à talons aiguilles. Un sacrilège ! "Je voulais interroger le rapport de la société au voile intégral", raconte cette jeune photographe et vidéaste de 23 ans, fermement décidée à bousculer les stéréotypes. Mission accomplie : entre burqa et talons aiguilles, les gens ont fait un rejet, dérangés par l’association atypique de l’islam et du corps féminin.

Le même jour, avec la même tenue, la jeune fille a été expulsée d’un fast-food manu militari. Plus tard, dans un jardin marrakchi, alors qu’elle se reposait sur un banc en face d’un couple de jeunes qui se bécotaient, elle a été insultée par… un groupe de jeunes filles. "Elles s’en sont prises à moi et n’ont rien dit au couple qui s’embrassait sans gêne. C’est dire l’hypocrisie qui anime cette société !" lâche l’artiste.

la suite après cette publicité

En 2 minutes et 45 secondes, la vidéo de Nadia Bensallam est l’une des sensations de l’exposition "Le Maroc contemporain", qui se tient à l’Institut du monde arabe (IMA) jusqu’au 25 janvier 2015. Tout en symbolisant une réappropriation du corps face aux forces régressives à l’oeuvre dans la société marocaine, elle exprime une forte demande de liberté.

"Nous n’avions pas choisi le thème du corps au préalable. Il est venu de nos visites de terrain, qui ont montré sa forte représentation dans les arts visuels chez les jeunes artistes, surtout les femmes", relève Moulim El Aroussi, l’un des deux commissaires de l’exposition. Une surprenante découverte dans un pays où les nombreuses galeries d’art, supposées mettre en avant les nouvelles tendances, n’ont souvent pas le courage d’aborder ce sujet. Du coup, El Aroussi en a fait un défi personnel, quitte à introduire des oeuvres subversives à l’IMA. "La cause de la femme avance toujours par des coups de poing !" dit-il.


Lors de la réalisation de cette photo dans une forêt,
Imane Djamil, 18 ans, s’en est vu reprocher le caractère pornographique
par un garde forestier. © Imane Djamil

Placer le corps dans le champ public

la suite après cette publicité

Face à un discours répressif qui broie son identité, la jeune génération marocaine réagit en s’appropriant son corps et, chose nouvelle, en le plaçant dans le champ public. Comme Safaa Mazirh, photographe autodidacte de 25 ans, qui se fait prendre en photo nue chaque fois qu’elle va mal. Recroquevillée sous une table, pleurant à chaudes larmes dans le coin d’une terrasse. On suit la trajectoire d’un corps tordu par la douleur. "Ces positions de souffrance et de folie sont une thérapie pour moi", témoigne celle dont le travail rappelle la part de mystère entourant les images en noir et blanc des photographes américains Ralph Eugène Meatyard et Francesca Woodman.

Plus loin dans l’exposition, voici la "Super Oum" ("super maman") de Fatima Mazmouz. Forte et rigolote, cette femme enceinte n’a pour vêtements qu’un bikini, des bottes et une cagoule noire. L’artiste s’est prise en photo dans une série de positions de catcheuse, montrant sa force dans sa grossesse, ce ventre proéminent qu’elle a sorti de l’intime pour revendiquer publiquement et sa féminité et sa place dans la société.

la suite après cette publicité

Originaires de villes éloignées de l’axe Rabat-Casablanca, comme Ouarzazate, Tétouan, Tiznit – ce qui est une nouveauté, – ces jeunes artistes mettant leur corps en scène viennent de milieux sociaux peu favorisés et cassent l’image de l’artiste bourgeoise qui colle aux esprits. Formées aux techniques contemporaines de l’art, elles utilisent les nouvelles technologies comme la 3D, la vidéo, les réseaux sociaux… Toutes veulent en découdre avec l’image exotique véhiculée par la peinture orientaliste et ses femmes isolées derrière des murs de harem.

Il y a cinquante ans, les artistes marocains commençaient déjà à déconstruire cette image façonnée par les Occidentaux. Un mouvement de rupture lancé, entre autres, par feu Farid Belkahia, qui peignait seins, phallus et parties intimes du corps féminin. Exposée à l’IMA, sa pièce tannée sur peau rend hommage à L’Origine du monde de Gustave Courbet.

D’autres ont suivi son exemple, comme Mohamed Mourabiti avec sa succession de seins alignés, ou encore Fathiya Tahiri avec ses sculptures de femmes qui se font dévorer par leurs enfants, enfermées dans leur statut de mère. La représentation du corps chez ces grands noms s’est cantonnée aux franges de l’abstraction. Avec les jeunes artistes "post-printemps arabe", elle est devenue réelle, concrète, choquante, comme cette série de photographies sur le harcèlement dans la rue réalisée par Randa Maroufi.

On y voit des garçons s’en prendre à des filles dans une rue de Tanger, sous le regard amusé de leurs pairs. Voilées ou têtes nues, les femmes subissent des attouchements et y répondent par des regards réprobateurs. "J’ai conçu cette mise en scène à partir d’images collectées sur le Net. J’ai demandé à des jeunes de les réinterpréter : il s’agit d’une fiction qui représente une réalité vécue par toutes les femmes", explique la photographe.

À 27 ans, cette diplômée des écoles des Beaux-Arts de Tétouan et d’Angers (France) veut dénoncer des provocations devenues ordinaires et banales. Elle n’en est pas à son premier fait d’armes, puisqu’elle a déjà réalisé, en 2013, une pièce sonore intitulée Tentatives de séduction, dans laquelle elle portait un gilet de combat truffé de haut-parleurs qui diffusaient des mots crus liés au harcèlement sexuel, confrontant les passants à la dureté du discours masculin envers la femme.

Pour le soulèvement de la femme arabe

Pour cette jeune génération d’artistes focalisés sur la question du corps, internet représente un riche espace de collecte. Avec la révolution arabe, les réseaux sociaux ont permis l’émergence de pages et de groupes consacrés aux droits des femmes. Certains ont servi de matière première à Radia L. Biaz pour son oeuvre Transformers. Architecte de formation, cette artiste de 38 ans, déjà reconnue par le gotha casablancais, a conçu un buste de mannequin s’extrayant d’un cadre et caché par une main de Fatima.

Ce buste est entouré de témoignages collectés sur Facebook. On peut lire, entre autres : "Je suis pour le soulèvement de la femme arabe parce que son honneur réside dans son coeur, son esprit, sa féminité, sa maternité, son humanisme et non pas entre ses jambes." Ou encore : "Je suis pour le soulèvement des femmes parce que quand on m’a violée, ma mère m’a dit : "Surtout ne dis rien… Tu vas nous faire honte !""

Transformers – "se transformer" : casser le cadre, se révolter, revendiquer ses droits basiques et exister. Radia L. Biaz évoque une femme qui s’est métamorphosée, une femme forte et résistante qui ne se laissera pas confisquer sa liberté par les mouvements islamistes réveillés par le printemps arabe.

Le Maroc contemporain, Institut du monde arabe (Paris), jusqu’au 25 janvier 2015.

L’automne marocain à Paris

Outre l’exposition de l’IMA, l’art marocain se découvre à Paris. Au Louvre, une grande exposition archéologique sur le Maroc médiéval se tient jusqu’au 19 janvier 2015, célébrant l’époque où le Maroc était l’épicentre d’un empire s’étendant de l’Espagne à l’Afrique, de Cordoue à Gao. En vedette, des oeuvres jamais exposées, comme un minbar de la mosquée Al Qaraouiyine ou de rarissimes manuscrits calligraphiés.

Toujours dans le registre de l’Histoire, le voyage marocain d’Eugène Delacroix est à l’honneur au musée portant le nom de cet artiste orientaliste, jusqu’au 2 février 2015. À bonne distance de ce Maroc exotique, l’Institut des cultures d’Islam célèbre le royaume jusqu’au 21 décembre à travers "Identités", une exposition de six artistes de la jeune génération : Hicham Benohoud et ses photos interrogeant les inégalités sociales, Younès Rahmoun et ses 77 lustres représentant les 77 branches de la foi musulmane…

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires