Russie – Chine : la valse de l’ours et du dragon
Entre les deux ex-ennemis, l’entente est désormais cordiale, comme en a attesté le récent sommet de l’Apec, à Pékin. Ce qui les a rapprochés ? Une commune volonté d’affaiblir la puissance américaine dans la région Asie-Pacifique.
Vladimir Poutine proposant avec galanterie son manteau à l’épouse transie de froid du président chinois… La scène a bel et bien eu lieu, le 10 novembre à Pékin, pendant le sommet de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (Apec). Elle a certes été censurée par les médias chinois, mais il en faudra davantage pour gâcher la lune de miel en cours entre ex-frères ennemis russes et chinois.
"Maintenant que nous sommes en automne, l’heure est venue de récolter les fruits. Quels que soient les changements en cours dans l’arène mondiale, nous devons poursuivre et renforcer notre coopération mutuelle fructueuse", a lancé Xi Jinping à l’adresse de son homologue. "La coopération entre nos deux pays est essentielle pour que le monde soit plus stable et moins imprévisible", lui a répondu Poutine, tout sourire.
Les deux hommes se méfient l’un de l’autre, mais ont appris à travailler ensemble : c’est la dixième fois en deux ans qu’ils se rencontrent ! L’an dernier, Xi avait choisi Moscou pour son premier déplacement à l’étranger en tant que président. Et c’est à nouveau la Russie qui a eu l’honneur de son premier voyage cette année.
Un contrat de livraison de gaz russe estimé à 400 milliards de dollards
Les "fruits" dont il parle sont d’abord économiques. Après la signature cette année d’un mégacontrat de livraison de gaz russe d’un montant estimé à 400 milliards de dollars (321 milliards d’euros) sur trente ans, d’autres viennent d’être conclus. Ils vont permettre à la Chine d’accéder aux gigantesques ressources en gaz de son voisin. Les experts estiment qu’à moyen terme les exportations de gaz russe vers la Chine dépasseront celles vers l’Europe.
Par ailleurs, un projet de construction d’une ligne de train à grande vitesse entre Pékin et Moscou – 7 600 km, quand même ! – est sur les rails. L’opération est d’un coût astronomique – 230 milliards de dollars. Elle pourrait aboutir dans moins de cinq ans. Au-delà, le rapprochement en cours est à l’évidence une réaction, d’une part, à la dégradation des relations entre la Russie et l’Occident, de l’autre, à l’inquiétude suscitée en Asie par l’affirmation des ambitions et de la puissance de la République populaire en mer de Chine.
Conception très autoritaire du pouvoir
Il est de notoriété publique que Xi et Poutine ont en commun une conception très autoritaire du pouvoir. Ils ont donc développé une étroite relation personnelle, reflet de leurs intérêts stratégiques convergents. "Les deux pays sont certes très différents, ils ont des points de vue souvent discordants sur l’économie et sur la marche du monde, mais leur rapprochement est inévitable parce qu’ils sont l’un et l’autre opposés à la domination américaine et aspirent à un monde multipolaire", estime Yan Xuetong, professeur à l’université Tsinghua, à Pékin, et avocat de longue date de l’amitié sino-russe.
Conscients de leur puissance, ils n’hésitent plus à jouer la carte de la confrontation.
Conscients de leur puissance, ils n’hésitent plus à jouer la carte de la confrontation. La Russie est totalement isolée depuis le déclenchement de la crise en Ukraine et n’a plus d’interlocuteur ni en Europe ni aux États-Unis. De son côté, la Chine n’a rien à attendre des Américains, qui se sentent économiquement et politiquement menacés par sa montée en puissance. Elle est régulièrement mise en cause par les Occidentaux concernant les violations des droits de l’homme dont elle est le théâtre, et par ses voisins en raison de son expansionnisme maritime.
L’adoption à Hong Kong de nouvelles dispositions tuant dans l’oeuf toute possibilité de candidature de l’opposition à l’élection de 2017 n’a évidemment pas arrangé les choses. "Les très fortes pressions qu’ils subissent à propos de l’Ukraine ou de Hong Kong incitent les deux pays à se rapprocher, résume Vladimir Evseev, directeur du Centre des recherches sociopolitiques, à Moscou.
La très bonne entente entre Poutine et Xi s’explique aussi par le fait que le second était au début de sa carrière proche du complexe militaro-industriel. C’est un homme beaucoup plus familier que son prédécesseur des structures policières et militaires. Lui-même ancien agent du KGB, Poutine le comprend parfaitement, leurs visions sont très proches. En cas de nécessité, il sait que Xi ne reculera pas devant la confrontation, et ça n’est pas pour lui déplaire."
Un front commun contre les États-Unis et l’Occident
Jusqu’où peut aller cette convergence stratégique ? Historiquement, les relations sino-russes ont connu plus de bas que de hauts. Dans les années 1960, l’affrontement idéologique entre les deux pays fut d’une extrême violence et fut à l’origine d’un spectaculaire rapprochement sino-américain. En 1969, il y eut même une bataille rangée sur les rives du fleuve Oussouri…
Mais la donne géopolitique a radicalement changé. Sur une série de dossiers brûlants – Syrie, Iran ou Afghanistan -, les deux puissances ont souvent ces dernières années fait front commun contre les États-Unis et l’Occident. "C’est un mariage de convenance, mais un mariage dangereux, estime l’universitaire américain Stephen Brooks, venu en observateur au sommet de l’Apec. Le plus gros risque est de voir la Chine entraînée dans un conflit par une Russie aux abois. La coopération militaire entre les deux pays est bien plus grave que ces accords économiques, car la Russie vend chaque année plusieurs millions de dollars d’armes à la Chine."
De source américaine, cette dernière achèterait en effet à son grand voisin du Nord 64 % de ses matériels militaires. Ses chasseurs-bombardiers J-15 sont équipés de moteurs russes, et sa marine inspirée des anciens destroyers soviétiques. L’an dernier, elle a acheté vingt-quatre chasseurs Sukhoi Su-35 et quatre sous-marins de classe Amour. Et des négociations sont en cours concernant l’achat de systèmes de missiles russes S-400, d’avions de transport militaires Iliouchine IL-476, d’avions ravitailleurs IL-78 et de moteurs d’avion Saturn 117S. De quoi renforcer l’armada chinoise en mer de Chine face à la VIIe flotte américaine chargée de la protection des côtes taïwanaises, coréennes et japonaises.
Obama, cible de la presse officielle chinoise
Lors du sommet de l’Apec – le cas n’est pas fréquent -, la presse officielle chinoise n’a pas hésité à tirer à boulets rouges sur le président américain, dont le bilan est jugé "insipide". "Barack Obama n’a presque rien à offrir à ses partisans. Sa banalité et sa rhétorique creuse ont fini par lasser la société américaine", écrit par exemple le quotidien Global Times. Quant aux États-Unis, c’est un pays "trop paresseux pour se réformer", estime le quotidien réputé pour son nationalisme souvent débridé.
"Obama a, certes, retiré les troupes américaines d’Irak et d’Afghanistan, mais il n’y a pas rétabli la paix. Il a ordonné l’assassinat d’Oussama Ben Laden, mais il n’a pas vu venir l’émergence au Moyen-Orient de l’État islamique", accuse encore le Global Times, qui rappelle que, en Europe, "la guerre froide est presque de retour" avec la crise ukrainienne. Quant au rééquilibrage de la diplomatie américaine au bénéfice de l’Asie, il "n’a fait qu’accroître la défiance entre la Chine et les États-Unis et entre les pays d’Asie orientale".
Conclusion sans appel : "Ce qui manque à notre époque, c’est un grand président américain." On est bien loin de l’"obamania" suscitée à Pékin par l’arrivée au pouvoir du président démocrate ! À Pékin, celui-ci est désormais la cible préférée des faucons. Dans ce vaste jeu de go diplomatico-militaire, l’alliance entre l’ours russe et le dragon chinois a évidemment de quoi inquiéter. "Les sanctions économiques visant la Russie ne font que la conforter", commente le professeur Brooks.
Dans son discours d’ouverture devant les vingt et une délégations de l’Apec, Xi Jinping a lancé un slogan – "Un rêve pour l’Asie-Pacifique" – qui se fait l’écho de celui – "Le rêve chinois" – lancé au début de son mandat. Dans ce rêve-là, les États-Unis n’ont à l’évidence aucune place.
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