Libye : confusion à tous les étages

En décidant d’invalider le Parlement de Tobrouk, pourtant élu et reconnu par la communauté internationale, la Cour suprême a ajouté à la confusion ambiante. Et semé le trouble.

Devant la cour suprême, le 6 novembre à Tripoli. © Ismail Zetouni/Reuters

Devant la cour suprême, le 6 novembre à Tripoli. © Ismail Zetouni/Reuters

Publié le 24 novembre 2014 Lecture : 6 minutes.

Deux Parlements, deux gouvernements, deux agences de presse officielles. Mais une seule Cour suprême. Laquelle, en décidant, le 6 novembre, d’invalider la Chambre des représentants (CdR), a ajouté à la confusion ambiante. Au sanglant imbroglio militaire est donc venu se greffer un pataquès institutionnel qui lui est étroitement lié. De quoi désorienter les voisins et la communauté internationale, qui avaient misé sur cette fragile CdR, claquemurée dans un hôtel de Tobrouk, et sur le gouvernement de technocrates dirigé par le Premier ministre, Abdallah el-Theni, depuis El-Beïda.

Jusque-là reconnue par l’ONU comme seule institution légitime, la CdR est donc désormais sur la corde raide. La feuille de route de la transition lancée au lendemain de la chute du régime de Mouammar Kadhafi et amendée à plusieurs reprises n’est plus qu’un lointain souvenir. Et les multiples tentatives de médiation ont à ce jour fait chou blanc. Après l’ONU et l’Algérie, c’est aujourd’hui au Soudan de proposer ses bons offices pour amorcer un dialogue entre les deux gouvernements, avant de pouvoir réunir autour d’une table les vrais acteurs de l’inextricable conflit politico-militaire qui gangrène le pays.

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Non pas les députés – la CdR et le Parlement rival, le Congrès général national (CGN), dominé par les islamistes, étant également impuissants -, mais l’ensemble des milices, y compris leurs franges les plus éruptives, qu’il s’agisse des ex-kadhafistes ou des groupes islamistes armés. Faute de quoi le statu quo pourrait perdurer, au risque d’accentuer les menaces de déstabilisation qui planent sur les pays limitrophes. La Libye était une poudrière, c’est désormais une bombe à retardement dont le compte à rebours est enclenché.

>> Lire aussi : le parlement de Tobrouk rejette son invalidation par la Cour suprême

Quand la Cour suprême s’en mêle

C’est un immense cri de joie qui a accueilli, à Tripoli, la décision de la chambre constitutionnelle de la Cour suprême. Dans le détail, les juges ont invalidé la formation d’un comité dit "de février" au sein du CGN, lequel avait rédigé la loi électorale régissant les législatives du 25 juin, dont est issue la CdR. Motif officiel : un défaut de quorum, fixé à 120 élus… Ironie du sort, le même CGN, qui aurait pu se voir restauré, ne peut rassembler qu’une quarantaine de membres, un grand nombre d’anciens députés ayant décidé de quitter le pays. Comme lors des interminables bras de fer qui ont émaillé l’actualité judiciaire ces dernières années, le formalisme excessif de certaines décisions révèle en creux la manipulation des textes et des institutions dans le seul but d’exclure des rivaux. À voir ce jeu de chamboule-tout permanent, on mesure la faiblesse de la culture démocratique en Libye.

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Des institutions décrédibilisées 

Une nouvelle bataille pour la légitimité est donc en cours entre deux Parlements pourtant impuissants et paralysés. Depuis sa victoire sur les milices de Zintan à l’aéroport international de Tripoli cet été, le camp islamiste a certes réussi à réactiver – illégalement – son bras politique, le CGN, mais dans l’enceinte de l’hôtel Rixos, à Tripoli, l’hémicycle demeure désespérément vide. Quant à la CdR, son invalidation lui a peut-être porté un coup fatal.

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Dès septembre, elle s’était attelée à cibler son "ennemi" islamiste et institutionnel en adoptant une loi antiterroriste, puis en destituant, le 11 novembre, le grand mufti Sadek al-Ghariani, qui avait multiplié les appels à la guerre. Le même jour, l’envoyé spécial de l’ONU en Libye, Bernardino León, s’est entretenu de la situation avec Nouri Abou Sahmein, président du CGN, en prenant soin, dans ses déclarations, de ne pas faire état des fonctions de celui-ci. Plutôt que d’oeuvrer à la construction d’un État et à l’organisation d’élections, chaque Parlement est réduit à n’être qu’un instrument de déstabilisation du camp adverse.

Le militaire prime sur le politique

En l’état, ni les technocrates de Tobrouk ni les islamistes de Tripoli ne peuvent prétendre gouverner. A fortiori instaurer un semblant d’ordre et de sécurité. Chacun des deux Parlements et des deux gouvernements est partie prenante de la guerre globale et ne peut donc créer les conditions d’un dialogue. Tobrouk a choisi de ne pas se distancier de l’opération Dignité, lancée illégalement en mai à Benghazi par le général Khalifa Haftar pour "éradiquer les islamistes". Cette "guerre contre le terrorisme" a été de facto avalisée par le Premier ministre de Tobrouk, Abdallah el-Theni. Et bénéficie du soutien politique et logistique du Caire et d’Abou Dhabi notamment.

En face, le camp islamiste s’est considérablement renforcé sur le plan militaire pour compenser sa défaite électorale et sait qu’il peut compter sur l’indéfectible soutien de Doha et d’Ankara. Khartoum, qui avait livré cet été des armes et des combattants aux islamistes, a fini par reconnaître la légitimité du Parlement de Tobrouk. Faute d’un dialogue, c’est la guerre par procuration qui se poursuit, tandis que s’exacerbe la haine entre les deux camps adverses.

Tous perdants

Dans les montagnes berbères de Nefoussa, à l’ouest de Tripoli, les miliciens de Zintan tentent, depuis le 1er novembre, de reprendre par les armes la petite ville de Kikla, dont les combattants islamistes de Fajr Libya s’étaient emparés deux semaines plus tôt. Les affrontements ont fait plus de 140 morts et 500 blessés en dix jours. Dans le Sud, d’âpres combats ont opposé, à partir de début novembre, Toubous et Touaregs aux abords du champ pétrolier d’Al-Charara, l’un des plus importants du pays. Mais un accord de cessez-le-feu a été conclu le 11 novembre.

Dans l’Est, en Cyrénaïque, le général Haftar et l’embryon d’armée libyenne aux ordres de son ancien adjoint devenu chef d’état-major, le général Abderrazak Nadhouri, se heurtent à des groupes armés islamistes et jihadistes très bien organisés qui ont fait la preuve de leur capacité de nuisance en menant des attaques à la bombe le 12 novembre au centre de Tobrouk. À Benghazi, les raids aériens de l’armée libyenne se sont révélés inefficaces. Près de 300 morts y ont été recensés par des sources médicales depuis octobre. Mais aucune partie n’en est sortie vainqueur.

Constitution : un mirage ?

Issu d’élections qui avaient déjà, en février 2014, marqué le recul des forces islamistes, le comité chargé de rédiger la Constitution s’est pourtant efforcé de prendre de la hauteur par rapport à la forte polarisation politique. Son président, Ali Tarhouni, éphémère Premier ministre fin 2011 et, surtout, titulaire du portefeuille du Pétrole et des Finances au sein du Conseil national de transition (CNT), a joué la carte du dialogue inclusif.

Même si les élections ont été officiellement "boycottées par les Amazighs", il a réussi à s’appuyer sur la présence d’élus berbères et maintient l’objectif d’un texte consensuel. En choisissant de s’installer à El-Beïda, ancienne capitale du roi Idris, le "comité des 60" flatte à la fois le sentiment irrédentiste en Cyrénaïque et les nostalgiques de la monarchie.

Et dans le chaos ambiant, les constituants se fixent toujours l’objectif de soumettre un texte consensuel avant la fin de l’année. Réaliste ? Ambitieux, en tout cas. En attendant, Tarhouni essuie une campagne de dénigrement orchestrée par les islamistes. Ses rivaux l’accusent d’avoir déclaré sur la chaîne américaine CBS que la priorité du "comité des 60" était de consacrer la liberté de conscience pour les Libyens non musulmans, dont "les juifs" et les fidèles "d’autres religions". Sauf que cette interview est une pure invention et que Tarhouni n’a jamais tenu ces propos.

Première franchise de l’État islamique

En l’absence d’État, certaines milices révolutionnaires apparues en Cyrénaïque dès 2011 se sont muées aujourd’hui en groupes salafistes violents. La ville côtière de Derna, épicentre et vivier de cette radicalisation depuis le début des années 2000, est logiquement devenue une place forte des jihadistes après la chute de Kadhafi. Plusieurs sources font état du retour massif à Derna de ces combattants, renforcés par l’afflux récent de jihadistes étrangers.

La ville s’est transformée : des drapeaux noirs frappés de la chahada (profession de foi) flottent sur des bâtiments officiels, l’exécution filmée d’un Égyptien s’est déroulée dans un stade cet été… Le 5 octobre, plusieurs groupes armés se sont réunis pour prêter allégeance au "calife" de l’État islamique (EI), Abou Bakr al-Baghdadi. Et proclamer la naissance de la branche de Barqa (Cyrénaïque) de l’EI. Le 11 novembre, on a retrouvé les corps décapités de trois militants anti-islamistes. Le même jour, le leader d’Ansar al-Charia à Derna, Abou Soufian Ben Qumu, se ralliait à l’EI de Cyrénaïque.

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