Tunisie – Rached Ghannouchi : « Aucun parti ne pourra relever seul les défis qui nous attendent »

Législatives, épreuve du pouvoir, islam et démocratie… Le président d’Ennahdha défend les positions de son parti. Et maintient son appel à la formation d’un gouvernement d’union nationale.

Rached Ghannouchi le 22 octobre à Tunis. © FETHI BELAID / AFP

Rached Ghannouchi le 22 octobre à Tunis. © FETHI BELAID / AFP

Publié le 17 novembre 2014 Lecture : 6 minutes.

Malgré le recul d’Ennahdha aux législatives, son président, Rached Ghannouchi, 73 ans, reste une figure centrale du paysage politique national. D’aucuns continuent même de le présenter comme l’homme fort du pays. D’autant que son parti, qui dispose d’un peu moins du tiers des sièges, demeure incontournable dans le jeu politique. Entretien.

Jeune afrique : Comment analysez-vous les résultats des législatives ?

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Rached Ghannouchi : C’est une victoire pour la Tunisie tout entière, qui en est sortie grandie et peut légitimement prétendre éclairer le monde arabe. Nous avons démontré que la démocratie peut fonctionner en terre d’Islam. Les résultats d’Ennahdha n’ont en revanche pas été à la hauteur de nos ambitions. Les conditions dans lesquelles nous avons gouverné pendant deux ans ont eu pour effet de nous faire perdre 25 % de nos sièges, mais c’est le jeu politique. Tout parti au pouvoir perd de sa popularité.

Quel message ont voulu transmettre les Tunisiens à travers ce scrutin ?

Ils ont assurément scellé la fin du parti unique. Et réaffirmé leur refus de tout retour en arrière, tout comme ils ont exprimé leur rejet de tout radicalisme, qu’il se réclame de la révolution ou de l’islam. Les Tunisiens ont signifié leur modération.

Pourquoi l’abstention a-t-elle été plus forte qu’en 2011 ?

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Le Tunisien est préoccupé par ses conditions de vie, qui ne se sont pas améliorées. Il peine à joindre les deux bouts. En ne votant pas, il exprime sa colère contre les politiques auxquels il fait porter la responsabilité de sa situation. Ces derniers n’ont pas su nouer une vraie relation avec le peuple, ni faire preuve de pédagogie pour expliquer le caractère structurel de certaines difficultés, auxquelles se heurtent même les grandes économies.

>> Lire aussi : Législatives tunisiennes : l’abstention, le vrai outsider

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La Tunisie sera-t-elle gouvernable ?

Nous sommes sur la bonne voie, mais on ne pourra clairement se prononcer qu’après la présidentielle. L’important est que la démocratie soit devenue une réalité ; il existe désormais deux partis importants auxquels le peuple fait confiance, deux ou trois de moindre envergure, mais qui participent à la prise de décisions. C’est bien mieux que les deux cents partis en lice pour la Constituante, en 2011.

Vous avez soutenu le choix d’un candidat consensuel à la présidence. N’est-ce pas anticonstitutionnel ?

Pas du tout. Le consensus autour d’un candidat n’est en rien contraire au principe du suffrage universel. Depuis cinq mois, Ennahdha propose que les formations politiques se réunissent autour d’une figure consensuelle pour la présidence. Mais nous n’avons pas été entendus. Nous avons rencontré la plupart des candidats, qui ont rejeté notre offre de soutien direct par crainte d’un vote sanction. Finalement, nous avons choisi la neutralité et laissons nos militants et sympathisants faire leur choix sans donner aucune directive, du moins pour le premier tour. Mais il se peut que nous revenions sur cette décision au second tour.

Quels sont vos critères pour nouer des alliances ?

Nous sommes ouverts à une collaboration fructueuse avec tous. Si nous sommes invités à participer au gouvernement, nous l’envisagerons de manière positive et examinerons soigneusement les propositions. Faute d’accord, nous jouerons le rôle d’une opposition responsable, à l’opposé de celle pratiquée par certains partis lorsque nous étions au pouvoir. En tout cas, nous ne mettrons pas des bâtons dans les roues au gouvernement.

Comment considérez-vous Béji Caïd Essebsi ?

C’est le président de Nidaa Tounes…

Mais encore ?

Un homme politique expérimenté avec lequel j’entretiens des rapports cordiaux. Il est trop tôt pour exprimer une position à son égard, mais nous estimons qu’accepter son éventuelle élection serait aussi un signe de bonne foi.

Nidaa Tounes a aujourd’hui pris la place occupée par Ennahdha. Quels conseils lui prodigueriez-vous au vu de vos deux ans d’expérience au pouvoir ?

Qu’ils soient attentifs au pays, veillent à préserver l’unité nationale. Ils sont désormais responsables de la Tunisie et non plus de leur seul parti. Qu’ils se préoccupent aussi des régions démunies où a démarré la révolution et qui n’ont rien reçu.

N’aurait-il pas été plus judicieux qu’Ennahdha se tienne à l’écart du pouvoir en 2011 pour se présenter avec plus d’expérience en 2014 ?

Il fallait qu’un parti prenne ses responsabilités. Le peuple nous ayant élus, nous n’avions d’autre choix que celui d’assumer la charge qu’il nous avait confiée. Bien entendu, nous avons commis des erreurs, mais nous avons à notre crédit une situation meilleure que celle dont nous avons hérité. À notre arrivée, la croissance était de – 2 % ; à notre départ, elle s’élevait à 3 % ; les technocrates qui nous ont succédé visent 2,5 %.

Cela signifie que les difficultés sont réelles quels que soient les gouvernants. Nous espérons que les performances du prochain gouvernement seront meilleures. Lorsque nous étions aux commandes, le principal objectif de l’opposition était la faillite du gouvernement. Elle a parié sur son échec, nous, nous parierons sur son succès, que nous soyons impliqués ou non.

Vous appelez à la formation d’un gouvernement d’union nationale, que vous récusiez en 2013. Qu’entendez-vous par là ?

Même notre programme électoral s’y réfère, alors que nous pensions remporter les élections. Le bien du pays passe par la constitution d’un gouvernement d’union nationale. Aucun parti ne pourra relever seul les défis qui nous attendent.

Seriez-vous favorable au maintien du dialogue national conduit par le quartet (patronat, syndicat, avocats et Ligue des droits de l’homme) qui vient de tenir sa dernière séance ?

Oui, et nous encourageons le quartet à poursuivre la mission fédératrice qu’il s’est assignée. Il faudrait qu’il devienne une instance permanente qui aiderait l’Assemblée et le gouvernement.

Les trois dernières années ont été assez confuses. Quels enseignements Ennahdha en a-t-elle tirés ?

On a d’abord démontré notre sens de la démocratie. Nous sommes un mouvement qui s’en remet au choix de la majorité. Surtout, nous avons préservé notre fondement principal, qui est l’accord entre islam et démocratie. Depuis un an, Ennahdha s’est nettement positionnée au centre, s’éloignant du radicalisme au profit d’une orientation modérée.

Il y a deux ans, vous disiez vouloir que les salafistes s’organisent en partis mais certains ont choisi la voie du terrorisme. Avez-vous sous-estimé la détermination des jihadistes ? L’État islamique (EI) est-il une menace pour la Tunisie et la région ?

Les salafistes se divisent entre extrémistes : les violents, classés comme terroristes ; et les pacifistes. Les partis constitués par ces derniers n’ont pas obtenu de sièges aux législatives. C’est dire si leur vision de l’islam n’est pas partagée par la société tunisienne. L’EI peut commettre des attentats ou tout autre acte d’agression, mais cela n’aura aucun effet réel sur la société tunisienne.

Pourquoi la demande d’extradition de Ben Ali n’a-t-elle pas abouti ?

L’Arabie saoudite n’y a pas donné suite. Le gouvernement n’a pas insisté pour ne pas provoquer de crise avec un pays ami à cause d’un personnage qui, au fond, n’en vaut pas la peine.

Tout en étant fondamentaliste, vous affirmez être pour le progrès et la démocratie. Que signifie "démocratie" ?

Le pouvoir désigné par le peuple via des élections libres et transparentes, l’État de droit, des institutions, l’alternance politique, le respect des droits de l’homme et des minorités, l’égalité des sexes… Nous considérons que la démocratie tire ses valeurs, entre autres, de l’islam. Il est l’une de ses sources, comme l’est la chrétienté pour la démocratie chrétienne en Europe.

Pourquoi ne voulez-vous pas du pouvoir ?

Qui vous a dit que je n’aimais pas le pouvoir ? Je ne vois cependant ni la nécessité ni l’utilité de le briguer. Je préfère être dans le rôle du citoyen ou du penseur au service de son pays.

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