Tunisie : BCE en pole position

Par son charisme et son discours rassembleur, le fondateur de Nidaa Tounes a fédéré derrière lui une bonne moitié du pays.

Béji Caïd Essebsi lors du premier meeting pour les législatives. © Nicolas Fauqué/www.imagesdetunisie.com

Béji Caïd Essebsi lors du premier meeting pour les législatives. © Nicolas Fauqué/www.imagesdetunisie.com

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 17 novembre 2014 Lecture : 5 minutes.

Béji Caïd Essebsi (BCE) touche au but. Vainqueur des législatives du 26 octobre avec Nidaa Tounes, qui a recueilli 36,85 % des voix, il aborde la présidentielle du 23 novembre dans la peau du favori. Jusqu’à présent, il a réussi à déjouer les pièges tendus sur son chemin : les intimidations – qui ont parfois viré à la tragédie comme le lynchage de Lotfi Nagdh, à Tataouine, le 18 octobre 2012 ; les manoeuvres politiciennes destinées à l’exclure légalement de la course, entre la loi sur l’immunisation de la Révolution, défendue par le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki et l’amendement fixant à 75 ans la limite d’âge pour se porter candidat à la magistrature suprême ; les attaques pernicieuses et les "tirs amis" émanant de ses "alliés" du camp démocrate. Son implication dans la campagne législative, avec pas moins de dix meetings en une vingtaine de jours, a fait taire ses détracteurs, toujours prompts à critiquer un leader qui fêtera ses 88 ans le 29 novembre. Mais comme il le sait, une élection n’est jamais gagnée d’avance.

Certes, les islamistes d’Ennahdha, l’autre grande force politique du pays avec 27,26 % des voix obtenues le 26 octobre, ne présenteront pas de candidat et ne donneront pas de consigne de vote. Mais cette liberté laissée aux militants pourrait bien bénéficier au président sortant, Moncef Marzouki, dont la formation avait pourtant essuyé une cuisante défaite aux législatives en recueillant seulement 4 sièges, contre 29 en 2011.

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Ce phénomène, confirmé par les sondages qui circulent sous le manteau, ajouté à la dispersion des voix engendrée par la multiplicité des candidatures (27 au total), risque de contrarier le scénario d’une élection de BCE dès le premier tour. La date du 28 décembre retenue pour un éventuel second tour ainsi que la lassitude d’électeurs invités à retourner aux urnes, le cas échéant, une troisième fois en trois mois laissent présager une participation moins forte. Il faudra donc remobiliser les votants pour éviter toute mauvaise surprise.

Pour ce faire, l’ancien Premier ministre de la transition (de mars à décembre 2011) pourra compter sur une équipe particulièrement efficace et déjà bien rodée, sous la coupe du duo formé par Mohsen Marzouk dans le rôle du porte-parole et Sélim Azzabi dans celui du président de campagne. Ce n’est pas un hasard si BCE a tenu son premier meeting pour la présidentielle sur l’esplanade du mausolée de Habib Bourguiba à Monastir, le 2 novembre, devant 25 000 partisans. Ministre et collaborateur de l’ancien président, BCE revendique une véritable filiation et se rêve en continuateur de son oeuvre. Sa prestance, son éloquence et sa gestuelle évoquent d’ailleurs le père de l’indépendance. La restauration du "prestige de l’État" et la défense des acquis modernistes de la Tunisie constituent les marqueurs forts de son programme.

Rupture avec Bourguiba

Avocat de formation, BCE a intégré le Néo-Destour dans les années 1940 et le cabinet de Bourguiba dès 1956. Il devient directeur de la sûreté nationale six ans plus tard, puis ministre de l’Intérieur en juin 1965, après la disparition de Taïeb Mhiri, son autre mentor, avant de prendre le portefeuille de la Défense en novembre 1969. Deux ans plus tard, à l’occasion du congrès du Parti socialiste destourien (PSD, l’ancêtre du Rassemblement constitutionnel démocratique, RCD), BCE se range aux côtés des libéraux conduits par Ahmed Mestiri.

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C’est alors la rupture avec Bourguiba, qui refuse d’entériner les élections internes du mouvement. En 1974, BCE est exclu du PSD lors du "congrès de la rectification". S’ensuit une traversée du désert de six années. Il faut attendre la nomination de Mohamed Mzali au poste de Premier ministre pour que se créent les conditions d’un retour. L’exclusion est "annulée" en décembre 1980, et BCE réintègre dans la foulée le gouvernement, d’abord comme ministre sans portefeuille, puis avec celui des Affaires étrangères entre avril 1981 et septembre 1986.

Il assiste, impuissant, à l’agonie du pouvoir bourguibien. Marginalisé par les courtisans du vieux président malade, il demande à être libéré de ses fonctions et se voit nommé ambassadeur à Bonn. Il se trouve d’ailleurs en Allemagne de l’Ouest quand survient le "coup d’État médical" de Zine el-Abidine Ben Ali, en novembre 1987.

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BCE attend ensuite deux ans avant de retrouver un mandat parlementaire, puis il prend la présidence de la chambre des députés en 1990, convaincu de pouvoir insuffler un zeste de vitalité démocratique à une institution réduite au rôle de chambre d’enregistrement. L’expérience tourne court et, dès octobre 1991, il doit céder son fauteuil à Habib Boularès. Désabusé, il achève son mandat et se retire des affaires publiques en 1994, pour se consacrer à son métier d’avocat.

BCE, le "sauveur suprême"

La révolution de janvier 2011 le tire de l’oubli. Dans la panique qui suit le départ de Ben Ali, Mohamed Ghannouchi, le Premier ministre de la transition, l’invite à rejoindre son gouvernement provisoire en qualité de ministre des Affaires étrangères. BCE refuse. À son ami Ahmed Ounaïes, il confie : "Ce gouvernement ne tiendra pas." Le 27 février en effet, Ghannouchi rend son tablier et Fouad Mebazaa, le président provisoire, supplie BCE de prendre la charge de chef du gouvernement. Il hésite et finit par accepter à condition d’organiser rapidement des élections.

Au nom de la raison d’État, il endosse la décision prise par son prédécesseur de convoquer l’élection d’une Assemblée constituante. Une solution qu’il jugeait pourtant risquée. "Mon souhait aurait été d’organiser un référendum afin de donner force légale au décret présidentiel qui limitait à un an la durée des travaux de la Constituante, et d’encadrer les prérogatives de l’Assemblée." Les réticences du président, de certains de ses ministres et de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution de Yadh Ben Achour l’empêchent d’explorer cette option. Il parvient néanmoins à mener le pays à bon port – les élections du 23 octobre 2011, dont la réussite est unanimement saluée. Démocratiques, libres et transparentes, elles débouchent sur la victoire des islamistes d’Ennahdha et de leurs alliés du CPR et d’Ettakatol.

Le 26 janvier 2012, inquiet des dérives du gouvernement de la troïka, BCE sort de la réserve qu’il s’était imposée pour lancer un nidaa ("appel" en arabe) à l’intention des diverses familles de l’opposition progressiste, dans l’objectif de préparer l’alternance. L’incapacité des partis centristes à se rassembler et à dépasser leurs querelles de chapelle le pousse à créer son propre parti, en juillet 2012, pour rééquilibrer une scène politique outrageusement dominée par Ennahdha et ses alliés. Le succès de cette nouvelle structure est immédiat, et les adhérents affluent, à commencer par les Destouriens, ostracisés par la révolution.

>> Lire aussi : l’appel du 16 juin 2012 de Béji Caïd Essebsi

Depuis lors, BCE est considéré comme le "sauveur suprême" et révéré comme une icône par une bonne moitié de la Tunisie. Les autres, principalement des islamistes et des partisans de Moncef Marzouki, le diabolisent, n’hésitant pas à assimiler Nidaa Tounes au RCD honni. Pour eux, élire BCE à la présidence de la République serait prendre le risque d’un retour à la "dictature du parti unique" (taghawul). Un argument qui ne semble pas vraiment trouver écho dans l’opinion.

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