Algérie : comment allez-vous, monsieur Fellag ?

En tournée à travers la France, qu’il a rejointe il y a maintenant vingt ans, l’humoriste kabyle sort un petit livre cinglant sur cinquante ans d’histoire de l’Algérie. Avec l’air de ne pas y toucher…

Mohand Fellag a la colère douce et l’empathie mordante. © FRANCOIS LO PRESTI / AFP

Mohand Fellag a la colère douce et l’empathie mordante. © FRANCOIS LO PRESTI / AFP

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 13 novembre 2014 Lecture : 7 minutes.

Vraisemblablement, l’humoriste a ses habitudes dans ce bar du 14e arrondissement de Paris. "Vous avez rendez-vous avec M. Fellag ? Sa place est là-bas, près de la fenêtre, déclare le serveur. Il a laissé son sac." Et il arrive quelques minutes plus tard, Mohand Fellag, salue presque tout le monde comme le ferait le maire d’une petite commune, son sourire annonçant la couleur : pas de chichis, on est là entre amis.

Quelques cheveux indomptables en moins, un peu plus de blanc dans le bouc poivre et sel, l’auteur de Djurdjurassique Bled et de L’Allumeur de rêves berbères a l’air en forme. "Comment allez-vous ?" demande-t-on quand même. "Ça va très bien." À vrai dire, cela n’allait pas de soi à la lecture de son dernier opus, Un espoir, des espoirs, paru aux éditions Lattès. Non pas que le désespoir y domine, mais ce conte qui revient sur cinquante années d’histoire de l’Algérie n’est pas à proprement parler joyeux.

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"Mes textes sont souvent terrifiants, reconnaît l’humoriste, ils correspondent à tout ce que je ne peux pas faire sur scène. J’essaie de creuser dans le tragique, alors que dans mes spectacles, si cet aspect demeure présent, c’est toujours en filigrane." Résumons Un espoir, des espoirs : dans un bar de Ménilmontant, deux hommes sobrement baptisés "Un" et "Deux" évoquent l’Algérie.

Je voulais évoquer l’espoir d’une manière qui ne soit ni nunuche, ni dogmatique, ni intellectuelle…

Un y a vécu, tandis que Deux aimerait y tenter sa chance. De qui parlent-ils ? De l’Espoir, bien entendu, avec sa majuscule intimidante. "Je voulais évoquer l’espoir d’une manière qui ne soit ni nunuche, ni dogmatique, ni intellectuelle, en l’incarnant de façon ludique comme un Arlequin qui va là où ça l’intéresse, qui peut être lâche ou courageux, qui peut se prostituer…" explique Fellag.

Voici ainsi ce que Deux dit de l’Espoir après l’assassinat du président Boudiaf : "Il savait qu’il ne pouvait plus rien entreprendre. Qu’il venait de tomber dans une très longue période de chômage. Qu’il n’aurait plus jamais la chance d’avoir le moindre CDD…" Si bien que le pauvre Espoir se voit contraint de : "S’arracher du pays. S’en décarcasser. Arracher le pays de soi comme on se déshabille. Décamper. Déménager, Détaler, Déguerpir, Débarrasser le plancher des "vaches", si vous préférez." 

"J’en veux au système qui a brisé le désir d’un peuple formidable"

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Oui, avec toutes ces majuscules, cette fois déprimantes. Alors, monsieur Fellag, que vous arrive-t-il ? Seriez-vous en colère contre les dirigeants de votre beau pays ? "Ben oui ! Je leur en veux beaucoup. Enfin, j’en veux surtout au système qui a brisé le désir d’un peuple formidable doté d’un riche potentiel géographique, intellectuel, économique… J’en veux à tous ceux qui ont détruit ce pétrole qu’est la joie de vivre !" Le natif d’Azeffoun, qui tourne en ce moment en France avec Petits Chocs des civilisations, ne se gêne donc en aucune manière pour résumer les choses à sa façon.

À propos de Ferhat Abbas : "On lui avait fait jouer le rôle pendant un an pile poil. Juste le temps pour les vrais tenants musclés du pouvoir d’huiler le suppositoire, d’aplanir en surface les conflits qui subsistaient, puis l’homme, qui aurait pu être notre Kemal Atatürk, fut embarqué dans une fusée et envoyé méditer au fin fond du Sahara, à Adrar plus précisément, un satellite de la planète Mars, fait des mêmes composantes géologiques. Il fut remplacé par Ahmed Ben Bella qui se lança dans une pâle imitation du soviétisme triomphant."

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À propos d’une période, disons, plus récente : "Bouteflika qui manie la séduction comme un jongleur virtuose pour acheter tout le monde et qui arrive à se sortir des situations les plus invraisemblables avec la souplesse d’un Houdini […] a fait du pied [à l’Espoir] sous la table, des clins d’oeil complices, l’a chatouillé pour le faire rire… Il l’a invité à revenir, c’est sûr… Il lui a même remis "la médaille du mérite national pour services rendus à la patrie"… mais…"

Tout est dans le "mais" chez celui qui affirme : "Je ne suis pas un homme politique, je suis un homme de théâtre qui raconte l’histoire d’un personnage fragilisé par cette grosse machine kafkaïenne qui a broyé les âmes et les bonnes volontés. Ce voyage de l’intérieur est comme une endoscopie de l’Algérie, mais au-delà de la critique, c’est aussi une déclaration d’amour à un pays qui a scié les jambes de tous les gens capables de le rêver au futur."

Même habilement cachée sous les habits de scène, la blessure de Fellag apparaît sans fard : "Guerre civile, meurtres sans sommation, abominations, massacres collectifs, liquidations à tire-larigot, fuite des cadres à l’étranger, le tissu économique, sociologique, culturel, laminé. Une longue nuit masquée du visage hideux de la panique s’installa, chevillée à l’âme de la société tout entière." Il y aura vingt ans le 27 janvier 2015 que l’humoriste a trouvé refuge en France, fuyant les menaces qui pesaient sur tous ceux qui avaient une "façon de vivre différente".

Malgré cet "arrachement terrible", l’acteur énergique – qui avait déjà su asseoir sa notoriété chez lui – a réussi à trouver dans son "quartier d’ambassade" de Ménilmontant son "créneau naturel". "Je sais raconter les deux peuples et créer un phénomène de catharsis formidable, dit celui qui, en ce moment, apprend aux Français à cuisiner un de leur plat favori, le couscous. L’actualité me sert parfois comme clin d’oeil, mais je préfère creuser là où il y a des noeuds, de la méfiance. Je ne m’attaque qu’aux idées susceptibles de provoquer de la violence."

Pionnier de la "diversité"

Pionnier des artistes "issus de la diversité", comme on dit, le sexagénaire se montre plutôt optimiste quant à la France d’aujourd’hui. "Dans les années 1970, les Maghrébins rasaient les murs, ils étaient totalement absents des médias, et pis, on ne rencontrait jamais un technicien d’origine africaine dans le monde du théâtre, dit-il. Aujourd’hui, quarante ans plus tard, les enfants de ceux qui rasaient les murs sont beaucoup plus présents dans tous les domaines, ils s’expriment à la télé, à la radio… Quelles que soient les difficultés qui existent encore, l’évolution est énorme."

Il s’agace quand même un chouia, le doux M. Fellag, face aux dérives permises par internet. "Je suis choqué par la violence inouïe et la vulgarité sans nom des commentaires sous pseudonyme que l’on peut trouver sur le web, s’emporte-t-il (presque). Tout le monde se donne tous les droits pour être le plus écolo ou le plus raciste et créer le buzz. Ce qui se vivait autrefois en société et pouvait être tempéré par des amitiés, des habitudes, est désormais libéré sans garde-fous…"


En 2011, il interprète un professeur en plein drame personnel
dans Monsieur Lazhar. © Kobal / The Picture Desk

Coups de pied dans les fourmilières des conservatismes

Menant sa "vie de chamelier" à travers tous les bleds de l’Hexagone et dans tous les milieux, Fellag observe, écoute, se tient au courant. Les jeunes humoristes qui montent, Sami Bouajila, le Comte de Bouderbala, Omar Sy, il les regarde avec la tendresse émerveillée du père plus qu’avec l’oeil envieux du concurrent. Surtout les femmes : "Nouara Naghouche, Sophia Aram, Nora Hamzawi, Nawel Madani… Elles donnent des coups de pied dans les fourmilières des conservatismes et des tabous liés à la morale traditionnelle. Elles sont iconoclastes et apportent beaucoup de fraîcheur, de courage, de culot et d’intelligence du terrain."

Même s’il reconnaît que certains "cherchent la célébrité avant le travail", il ne s’en formalise guère. "Je n’éprouve aucune jalousie, dit-il, sincère. La seule chose qui me gêne, c’est le communautarisme. L’humour qui ne s’adresse qu’à une communauté conduit à une forme de schizophrénie. Aux jeunes qui viennent vers moi, je conseille de passer par l’école du théâtre et de lire beaucoup pour s’imprégner de l’imaginaire mondial, que ce soit Kourouma, Hemingway ou Tanizaki."

Avec vingt ans de scène en France, voici venue l’heure des bilans. Sans mélancolie ni nostalgie excessive, Fellag écrit – un roman à paraître l’année prochaine et un spectacle, Bled Runner, sorte de best of lifté de ses différents one-man-show – avec la sensation aiguë que la perception évolue avec le nombre des années. "Enfants, pendant la guerre, on courait dans les champs pour voir passer les avions, se souvient-il. C’était comme au cinéma, une sorte de jeu…" Qui êtes-vous donc aujourd’hui, monsieur Fellag ? On a bien une idée de la réponse – le père de deux enfants qui se sentent à la fois français et algériens -, mais la vôtre est celle-ci : "J’essaie d’être un homme libre qui essaie de dire sa liberté et cette liberté me situe."

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Un espoir, des espoirs, JC Lattès, 50 pages, 7,50

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