Parti socialiste français : Notre-Dame des frondeurs

Notoirement hostile à la politique du gouvernement, Martine Aubry se taisait depuis plus de deux ans. Sa prise de position en faveur de l’aile gauche socialiste a donc fait l’effet d’une bombe. Dans un paysage déjà dévasté.

Lors d’un meeting du Parti socialiste, à Lille, le 13 septembre. © Philippe Huguen / AFP

Lors d’un meeting du Parti socialiste, à Lille, le 13 septembre. © Philippe Huguen / AFP

Publié le 14 novembre 2014 Lecture : 6 minutes.

Il ne suffira pas du tonitruant "ça suffit" de Claude Bartolone, le président de l’Assemblée nationale, qui s’y connaît pourtant en arbitrages à risques, pour calmer la nouvelle crise qui fait rage au Parti socialiste. En dressant le procès de la gouvernance Hollande-Valls, Martine Aubry voulait un débat de fond. Elle a déclenché une bataille de clans qui n’a pas fini de rebondir.

Jean-Marie Le Guen, le secrétaire d’État chargé des Relations avec le Parlement, feint de s’étonner : "Elle n’a rien dit de nouveau." Peut-être, mais ce qu’elle avait dit jusqu’ici par bribes – en dénonçant par exemple la réforme territoriale ou l’abandon de l’encadrement des loyers -, elle l’a amplifié par une attaque frontale dont le retentissement dévastateur était prévisible, sinon prémédité.

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C’est toute une "réorientation" de la politique menée depuis deux ans qu’elle réclame, non pour esquiver la réduction des déficits – "il n’y a pas d’un côté les sérieux, de l’autre les laxistes" – mais pour trouver "le bon réglage" entre la baisse des dépenses et le soutien de l’économie, l’une et l’autre également indispensables au retour de la croissance, que compromet au contraire le choix de l’austérité. Il ne s’agit donc pas de choisir entre libéralisme économique et social-libéralisme, mais d’inventer "une nouvelle social-démocratie".

Aubry s’est-elle effrayée de la dramatisation médiatique de son éclat ? Sur le thème toujours suspect du "ni retour ni recours", elle a dès le lendemain recadré la forme et le fond de ses déclarations iconoclastes. Elle a même demandé qu’on arrête d’appeler "frondeurs" ceux qui, comme elle, refusent de "se résigner à la victoire de la droite en 2017", confirmant au passage qu’une partie de la gauche en a anticipé la fatalité. Si, pour la première fois, elle a publiquement approuvé leurs propositions, elle n’a pas l’intention de devenir leur chef de file. Précaution inutile : elle l’est déjà à leurs yeux. "Enfin, on n’est plus tout seuls !" s’exclame Thierry Lepaon, le patron de la CGT. À leur groupe hétéroclite, elle apporte non seulement sa caution morale, mais une unité, un programme et cette "vision d’avenir" dont elle reproche au pouvoir de frustrer les attentes des Français.

Plus que deux ans pour retrouver le "bon chemin"

Pour autant, assure l’un de ses proches, l’ancien ministre François Lamy, elle "ne rêve ni d’une candidature élyséenne ni de reprendre la tête du parti". Ni schisme ni plan de carrière dans cette alternative sans alternance. Sa seule ambition est d’aider Manuel Valls, "qui a été un bon ministre de l’Intérieur", et François Hollande, qui n’a plus que deux ans pour "retrouver le bon chemin". Pourquoi alors ne s’en est-elle pas entretenue discrètement avec l’intéressé ? demande benoîtement Ségolène Royal, qui feint d’ignorer que la "Dame de Lille" ne cesse d’étriller en privé le chef de l’État.

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Le tête-à-tête avec ce dernier, comme d’ailleurs avec Valls, a pourtant bien eu lieu. Mais Aubry n’a évidemment pas convaincu ses interlocuteurs de changer de cap, ce qui l’a décidée à prendre l’opinion à témoin. Le résultat ne s’est pas fait attendre. Trente-neuf députés socialistes se sont abstenus lors du vote des recettes budgétaires. Dix de plus que lors du vote de confiance, à la mi-septembre. Sans les radicaux de gauche, récupérés par le Premier ministre alors qu’ils avaient déjà le chapeau sur la tête, la majorité n’aurait eu qu’une voix d’avance sur la coalition des oppositions.

Benoît Hamon a alors dénoncé dans l’action d’un gouvernement dont il faisait partie il y a deux mois encore la fin de la démocratie et de la République. Mais c’est surtout Valls qui mettra le comble à la foire d’empoigne dans une décapante interview à L’Obs. Foin des prudences de cour ! Le Premier ministre veut en finir avec "la gauche passéiste hantée par le surmoi marxiste et recroquevillée sur ses totems".

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Il répète, lui "l’assassin" présumé, que "oui, la gauche peut mourir si elle ne se réinvente pas". Il propose de bâtir "une maison commune" de toutes les forces progressistes, regrettant au passage que le PS n’ait pas saisi la main tendue par François Bayrou lorsque le dirigeant centriste annonça en 2012 qu’il voterait Hollande. Il accuse la gauche de se tromper de combat en refusant de réformer et en choisissant de défendre les solutions d’hier plutôt que de résoudre les problèmes d’aujourd’hui.

"Laisser filer les déficits et augmenter les impôts, c’est une nouveauté ? Non, il y a quarante ans que ça ne marche pas !" Valls déplore qu’Aubry propose de "revenir en arrière au risque de perdre les fruits de nos efforts". Il se déclare enfin, "pourquoi pas", favorable à un changement de nom du parti, initiative sacrilège qui avait déjà braqué le PS lorsqu’il l’avait esquissée en 2007, puis en 2011. Et qui ne passe toujours pas. Face aux attaques et interrogations que ravive cette furieuse tirade, le Premier ministre se targue d’avoir "les nerfs solides". Retournant contre Aubry sa critique des "zigzags" du pouvoir, il s’interdit de "changer tous les jours de position".

Pour de nombreux observateurs, le constat est clair : l’après-Hollande a commencé, avec la quasi-certitude d’une double défaite aux cantonales et aux régionales de 2015 et la crainte obsessionnelle, pour 2017, d’un second tour où la présence de Marine Le Pen obligerait la gauche à choisir, comme en 2002, le moindre mal de la droite. "Ceux qui s’y projettent, analyse l’universitaire Rémi Lefebvre, pensent que c’est cuit pour Hollande et se positionnent par rapport au prochain congrès" (en juin 2015 ou au printemps 2016).

Son collègue Frédéric Sawicki abonde dans son sens : "Ceux qui pensent que Hollande ne sera pas candidat (comme le lui conseille Michel Rocard) essaient de se placer pour le cas où Valls serait tenté de se présenter à sa place. Le Premier ministre, qui prépare déjà des ralliements, est donc contraint d’afficher sa ligne."

Optimisme quasi génétique

Hasardeuses supputations. Des fuites en provenance de l’Élysée ont aussitôt remis les pendules à l’heure. Le président ne décidera rien jusqu’en 2016. Il n’est pas "homme à se précipiter" et "se méfie des engouements conjoncturels". Dans son optimisme quasi génétique, il reste convaincu que "rien ne se passe jamais comme prévu". Il rejoint là tous les briscards qui ont en vu d’autres. Quel grand parti n’est pas familier de ces éruptions de violence où se libèrent les angoisses des transitions difficiles, quand elles ne révèlent pas, dans leurs outrances, de troubles excitations ? Ce n’était pas mieux sous Mitterrand et Jospin, ce fut pire en 2005 lors des débats sur la Constitution européenne.

Un jour que Valls recevait une délégation de frondeurs à Matignon, il leur lança d’emblée :

"À quoi jouez-vous, les gars ?

– Comme tout le monde, à se faire peur", répondit à leur place Bartolone, bien placé pour savoir que personne n’a envie de retourner devant les électeurs. Avant chaque scrutin, les frondeurs s’interrogent sur les risques de leur vote : "Est-ce que ça va passer quand même ?" Si Bayrou prédit que "les fractions de la gauche sont irréconciliables et vont à la rupture", Jean-Luc Mélenchon croit plutôt à une ultime "astuce politicienne" du chef de l’État : il dissoudra l’Assemblée pour se débarrasser de ses opposants et installera un nouveau Premier ministre chargé de diviser la droite.

Alain Juppé, lui, ne croit pas plus à l’implosion qu’à l’explosion de la gauche déchirée. C’est l’opinion la plus répandue dans les partis et les médias : les frères ennemis sont condamnés à survivre ensemble. Faute de pouvoir compter sur les résultats rapides de son programme de compétitivité, Hollande peut-il recevoir une aide inespérée des états généraux du PS ? Jean-Christophe Cambadélis, le premier secrétaire, veut les convoquer en décembre afin de "repréciser l’identité" du socialisme. Ce sera, on l’a oublié, la sixième tentative de clarification depuis 1905. La dernière remonte à 2008.

À l’époque, raconte Michel Rocard (Le Nouvel Observateur du 20 février), le parti ne se définit pas comme social-démocrate, mais fait le choix du réformisme "pour améliorer socialement l’économie de marché". "Puis rien, se désole l’ancien Premier ministre. Le socialisme était devenu pragmatique, sans vision ni principes." Jusqu’à ce jour de janvier 2014 où François Hollande choisit enfin de "lever le séculaire malentendu : "Je suis social-démocrate."" "Ainsi prit fin, conclut trop vite Rocard, la tragédie identitaire du PS." Aussitôt commença le drame des frondeurs, aujourd’hui aggravé par la dissidence d’Aubry.

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