Maroc : l’autre guerre de 1914
Il y a cent ans, la bataille d’El Herri donna un coup d’arrêt momentané à l’avancée coloniale. Lyautey y apprit la vertu de la patience et le royaume chérifien y gagna un héros national aujourd’hui oublié : Moha Ou Hamou.
Le 13 novembre 1914, la France essuie la première débâcle de son expédition coloniale au Maroc. Galvanisés par leur chef, Moha Ou Hamou, les Berbères Zaïan assènent un coup terrible à la résidence générale. Ce jour-là, Hubert Lyautey a craint de "perdre le Maroc". Tel fait d’armes aurait pu être hissé au rang de fierté nationale dans le pays indépendant. Or il n’en a rien été.
Cent ans plus tard, la bataille d’El Herri reste peu connue du grand public, quasiment oubliée de l’histoire officielle. Laquelle a bien du mal à caler le protectorat – qui s’étire comme une période trouble où la place des acteurs n’a pas toujours été univoque – entre l’évocation d’une histoire impériale glorieuse (Oued al-Makhazine et sa fameuse bataille des Trois Rois) et la construction d’une hagiographie du mouvement national autour de la monarchie (la non moins célébrée Révolution du roi et du peuple, commémorée par un jour férié, le 20 août, anniversaire du retour d’exil du sultan Mohammed V).
La faute aussi à la défaillance de la recherche historique et à la rareté des documents. Aujourd’hui encore, les chroniqueurs de l’époque coloniale sont les sources premières du travail historique, et l’événement – et ses conséquences sur la manière dont Paris a mené sa conquête militaire du royaume chérifien – porte la marque du regard français.
Un empire à genoux
Le contexte de la pénétration coloniale est bien connu. Si, pour des raisons de formalisme et de bienséance diplomatique, on date l’établissement du protectorat par le traité de Fès, en 1912, le Maroc n’est déjà plus indépendant à cette date-là. Le traité du protectorat consacre les droits conférés à la puissance occupante plutôt qu’il ne donne le coup d’envoi de la conquête française.
Depuis quelques décennies en effet, l’empire chérifien est à genoux. Après la défaite face à Bugeaud à Isly, en 1844, qui marque l’échec du jihad défensif contre l’invasion française en Algérie, la perte de Tétouan, en 1860, au profit de l’armée espagnole, sonne le glas de l’inviolabilité du territoire marocain. Asphyxié financièrement par ses dettes, fragilisé par des successions difficiles et plus encore par la prolifération des rogui, ces chefs locaux contestant le pouvoir du sultan, le Maroc est une proie facile pour les appétits coloniaux. Surtout pour la France, installée dans l’Algérie et la Tunisie voisines.
Parti des "confins algéro-marocains", le général Lyautey prend prétexte de l’assassinat du docteur Mauchamp, en 1907, pour occuper Oujda. En août de la même année, le port de Casablanca subit une terrible campagne de bombardements et la Chaouia est prise. Avec un pied à la frontière orientale, un autre sur la façade atlantique, la France a désormais mis en place le système colonial. Le corps expéditionnaire s’apprête à prendre le royaume en tenaille. La résistance du bled, notamment celle des montagnards, est farouche.
La "pacification", comme la nomme pudiquement la novlangue coloniale, ne se fait pas sans heurts et la conquête s’étire sur un quart de siècle. Un bilan français de 1932 dénombre 20 328 décès entre 1907 et 1930. Pour sa part, l’historien Daniel Rivet, spécialiste reconnu du Maghreb colonial, avance un bilan bien plus élevé : au moins 100 000 morts marocains. Occultée par la brutale campagne de Bugeaud en Algérie et moins médiatisée que les exactions de la guerre coloniale d’Indochine, la violence française passera à la postérité avec la guerre du Rif.
En 1914, le déclenchement des hostilités en Europe réduit les moyens mis à la disposition du commandement militaire français pour achever la conquête. "Avant même août 1914, écrit Rivet, Lyautey envisage de stationner pour longtemps sur les positions acquises : en gros, le territoire tenu par Moulay Hassan à la fin du XIXe siècle, moins le Souss. "Il semble, concède-t-il, que nous puissions sans inconvénient souffler un peu, ayant enfin donné à la zone du protectorat ses limites naturelles, le grand Atlas au sud de Marrakech, l’Oum er-Rebia, puis le Moyen-Atlas.""
Repoussée pour un temps, la bataille du Moyen-Atlas central, ce verrou stratégique situé sur deux axes de circulation majeurs : Fès-Rabat et Fès-Marrakech (par le Tadla). C’est dans ce périmètre que se joue la guerre des Zaïan, la tribu berbère mais arabophone qui domine la région.
Mythologie militaire
Les progrès de la technique ont quelque peu occulté une certaine esthétique de la guerre, qui accordait le prestige aux "gens de cheval", comme le résume joliment Daniel Rivet : "Harkas furieuses et convulsives des Marocains, raids échevelés et follement exposés des spahis et légionnaires montés : on baigne dans l’ambiance des tableaux de Raffet, Géricault et Delacroix, et les officiers lettrés s’enivrent de cette atmosphère de turquerie guerrière exaltante." Dans le pays zaïan, un homme règne en maître depuis des décennies.
Après avoir pris à l’âge de 20 ans le commandement de sa tribu, il est nommé caïd par le sultan Moulay Hassan Ier en 1886. C’est l’un de ces grands chefs immortalisés dans les portraits dressés par les chroniqueurs coloniaux. Pour François Berger, il est "vigoureux, intrépide, cavalier sans rival, tireur infatigable" et il "joignait à ces qualités guerrières un physique agréable" (cité dans le magazine historique Zaman, janvier 2013, p. 15).
Un des marqueurs de l’époque est la mythologie, qui englobe aussi l’adversaire "perçu unanimement, rappelle Rivet, comme un splendide combattant. […] C’est tantôt un montagnard patriote à l’antique qui se bat pour défendre sa terre et les siens, l’honneur (horma) de la tribu autant que l’intégrité de son territoire. Berriau l’affirme avec force : "Cet insoumis qui, s’avouant vaincu, vient de déposer les armes et renonce à la lutte n’est pas coupable. Il a défendu son sol et son indépendance. Nous ne devons pas lui en tenir grief. C’est pourquoi des officiers frottés d’humanités classiques déchiffrent cette guerre avec les lunettes de lecteurs de l’Iliade. Ils sont sensibles à la véhémence oratoire des guerriers berbères invectivant l’adversaire et l’invitant à se mesurer dans une joute d’homme à homme à armes égales. […] Ils admirent la figure du vieil amghar [chef de tribu] berbère indomptable et intraitable se faisant tuer dans un baroud d’honneur, tels Moha Ou Hamou, l’Agamemnon des Zaïan.""
Ce qui fait la force des Zaïan, selon le général Guillaume, "c’est moins leur nombre que leur potentiel militaire fondé sur leur valeur guerrière, leur cohésion, leur discipline, et sur l’importance de leur cavalerie, qui compte plus de 2 500 hommes, aguerrie, remarquable par sa mobilité, son esprit offensif". Zaman, qui consacrait en janvier un long article à la bataille d’El Herri, rappelle que les hommes de Moha Ou Hamou "utilisent quelques fusils modernes de marque Mauser ou Lebel, mais surtout les vieilles moukahla de fabrication artisanale, de vieux chassepots qu’ils manient cependant à merveille". Et de conclure : "La lutte est donc inégale contre des forces adverses considérables qui déploient aviation, artillerie lourde, mitrailleuses, télégraphe… Les résistants compensent ce handicap par leur connaissance du terrain et leur grande mobilité, qui leur permettent de manoeuvrer à leur aise." Leurs armes favorites : l’embuscade, l’attaque par surprise. En un mot : la guérilla.
La casbah de Khénifra, à 15 km d’EI Herri, en 1914. © DR
Après Taza, conquis en mai, Lyautey concentre ses offensives sur Khénifra, la capitale régionale que Moha Ou Hamou a abandonnée pour se replier dans la montagne et assiéger l’ennemi. Les Marocains multiplient les attaques, galvanisés par l’annonce de la Grande Guerre, convaincus qu’ils peuvent faire refluer les Français. Lyautey en témoigne en août : "Les dissidents, persuadés que nous allons évacuer le Maroc, ne vont pas cesser d’attaquer nos postes avancés et nos convois de ravitaillement."
En novembre, l’amghar établit son camp à El Herri, à 15 kilomètres de Khénifra. Le 13 novembre, à l’aube, "la colonne Laverdure se lance à l’aveuglette pour s’emparer de Moha Ou Hamou, l’indomptable amghar des Zaïan", relate Rivet. Après avoir pris de court les hommes de Moha Ou Hamou, Laverdure autorise la razzia : viols, pillage, qui provoquent le sursaut d’orgueil des guerriers marocains venus des campagnes avoisinantes pour prêter main-forte aux Zaïan. La suite est un carnage. Tandis que Laverdure ordonne le repli, cavaliers et fantassins marocains fondent sur la colonne.
Cette victoire d’estime ne change pas le cours de la guerre : Khénifra n’est pas repris et Moha Ou Hamou, après une folle cavale qui durera de longues années, mourra les armes à la main le 27 mars 1921. La défaite française aurait pu, selon Rivet, "en temps de paix, faire sauter un ministère et ruiner la réputation militaire de Lyautey. Mais l’hécatombe d’El Herri [600 morts parmi les troupes coloniales] confirme celui-ci dans son intention de temporiser". Les années qui la suivent voient le triomphe de la stratégie du "Maroc utile", qui s’étendra jusqu’au départ de Lyautey, en 1925.
Anoual, le Vietnam rifain
De tous les épisodes de la guerre coloniale au Maroc, la bataille d’Anoual, le 21 juillet 1921, est la seule à être passée à une postérité internationale. C’est un Diên Biên Phu avant l’heure, un désastre pour l’armée espagnole, qui perdit ce jour-là entre 12 000 et 14 000 hommes et abandonna 1 100 prisonniers aux hommes d’Abdelkrim al-Khattabi. Elle provoqua l’entrée dans la guerre du Rif de l’armée française, commandée par Lyautey, puis par Pétain. Les deux armées coloniales coalisées n’obtiendront la reddition de l’émir qu’en 1925. Il avait proclamé entre-temps une République inspirée du précédent kémaliste. Anoual et Abdelkrim sont indissociables, ce qui fait de ce dernier le modèle cité en exemple par Mao Zedong, Hô Chi Minh, Che Guevara : une préfiguration du tiers-mondisme "et du Vietnam", ajoute l’historien Germain Ayache.
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