Tunisie : au milieu du gué…
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Béchir Ben Yahmed
Béchir Ben Yahmed a fondé Jeune Afrique le 17 octobre 1960 à Tunis. Il fut président-directeur général du groupe Jeune Afrique jusqu’à son décès, le 3 mai 2021.
Publié le 13 novembre 2014 Lecture : 5 minutes.
Parlons cette semaine de la Tunisie. C’est mon pays ; je crois savoir ce qui s’y passe, où il en est et dans quelle direction il va. Je me dois donc de partager mon sentiment avec l’ensemble de mes lecteurs, qu’ils soient tunisiens ou non.
Au centre de la Méditerranée et de l’Afrique du Nord, ce petit (ou moyen) pays arabo-africain de quelque 12 millions d’habitants, moyennement développé, a allumé, il y a près de quatre ans, l’étincelle du Printemps arabe.
De l’avis général, il est aujourd’hui le seul pays où ce printemps survit et donne d’assez bons résultats.
Voyons de plus près ce qu’il en est.
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Les Tunisiens ont élu, dès 2011, au suffrage universel, une Assemblée nationale constituante ; en application de la Constitution adoptée le 26 janvier dernier, ils se sont donné, ce 26 octobre, leur première Assemblée législative démocratiquement élue.
Le 23 novembre, se déroulera le premier tour de la seule élection présidentielle vraiment pluraliste et transparente qu’ils auront connue depuis le 25 juillet 1957, date de naissance de leur première République.
Ils sont donc au milieu du gué, fiers et même émoustillés de vivre – enfin – leur entrée en démocratie.
Cette entrée est pour le moment réussie, mais bien tardive, car cet avènement, les Tunisiens l’ont attendu plus d’un demi-siècle !
À partir de l’indépendance, le 20 mars 1956, ils ont en effet vécu sous la férule de deux autocrates qui ont développé l’économie et les infrastructures, mais ont exercé sur eux, successivement, un pouvoir de plus en plus personnel et de moins en moins éclairé…
Lorsqu’ils éliront leur président, probablement au second tour, le 28 décembre prochain, les Tunisiens franchiront la dernière étape d’une transition qui aura duré quatre ans.
Pendant lesquels la Tunisie aura été en état de semi-hibernation économique : pas d’investissements, croissance économique très faible, à peine supérieure à la croissance démographique.
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Ces derniers jours, on a beaucoup félicité les Tunisiens d’avoir réussi leur transition démocratique et, pour ma part, je ne sous-estime nullement cet immense acquis. Mais il me paraît plus utile de m’attacher à décrire les énormes difficultés qui attendent le pays et à souligner que, n’ayant été aidé jusqu’ici qu’en paroles, il doit se préparer à ne pas l’être davantage dans le proche avenir.
Les Tunisiens vont aborder l’année 2015 dans la position du musicien qui connaît sa partition, a longuement accordé son instrument et doit se mettre à jouer, sans fausses notes.
Cela me paraît relever de la gageure pour plus d’une raison.
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1) La Tunisie aura été dirigée en 2014 par "un gouvernement de technocrates" conduit par Mehdi Jomâa. Il a fait de son mieux, mais, ne disposant que de quelques mois, il ne pouvait que parer au plus pressé pour restaurer la confiance, assurer la sécurité et organiser les élections.
Ce gouvernement a été incapable de veiller à la propreté du pays, qui n’a jamais été aussi encombré dans ses villes et ses campagnes de déchets et détritus divers que les municipalités peinent ou rechignent à ramasser.
Il est déjà sur le départ, mais celui qui lui succédera sera difficile à constituer, ne sera en place qu’en février ou en mars et ne sera opérationnel que deux ou trois mois plus tard… à la veille de l’été et du mois de ramadan.
Le budget de la Tunisie pour 2015 aura donc été préparé par un gouvernement et une Assemblée… sortants. Qui le transmettront à une autre Assemblée et à un autre gouvernement non encore installés.
C’est là une invite aux plus graves des dysfonctionnements.
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2) Les législatives du 26 octobre ont été analysées comme une défaite électorale des islamistes d’Ennahdha.
Ce parti espérait, certes, renouveler sa prouesse de 2011 et conserver sa place de première force politique du pays. Mais il a pâti de son passage au pouvoir, où il a révélé son laxisme et son incompétence.
Il a cependant tiré son épingle du jeu pour être parti à temps : avec moins de 1 million de voix sur 3 millions de votants, il a obtenu près d’un tiers des sièges (69), alors qu’il ne représente que 20 % environ de l’opinion publique. Il est donc surreprésenté à l’Assemblée et l’on ne peut guère gouverner sans lui.
Trop faible, le recul des islamistes les sert plus qu’il ne les désavantage : ils ont le choix entre participer au pouvoir sans l’inconvénient de le diriger ou observer une cure d’opposition pour se refaire une santé.
En revanche, leurs supplétifs d’Ettakatol et du Congrès pour la République (CPR) ont été, eux, laminés, pour "délit de servilité".
Il résulte de cela que la France de François Hollande qui a misé ostensiblement sur "la troïka" (composée d’Ennahdha et de ses deux supplétifs) s’est autant trompée que celle de Nicolas Sarkozy qui n’avait d’yeux que pour Ben Ali et son régime…
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3) Géré pendant près de deux ans par des islamistes laxistes, l’État tunisien et ses entreprises publiques ont vu leurs effectifs passer de 500 000 à 700 000 personnes ; les salaires des fonctionnaires ou assimilés ont doublé.
Ils ne sont d’ailleurs payés que grâce à l’emprunt : les recettes de l’État tunisien ne suffisent à payer que 70 % de ses charges !
Ni l’Europe, ni les États-Unis, ni les "pays frères" de la Tunisie ne l’ont aidée financièrement : ils lui ont prodigué des promesses rarement suivies d’effet.
Seuls le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et la Banque africaine de développement (BAD) se sont manifestés et, en 2015, ils seront probablement les seuls à le faire.
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Sur le plan politique, la situation est tout aussi préoccupante : dans leur ensemble, les Tunisiens sont déçus par les responsables politiques qui se sont révélés à la faveur du changement de régime intervenu au début de 2011.
"Il n’y a pas de classe politique, constate le politologue Larbi Chouikha, mais seulement des dirigeants à l’ego surdimensionné, ce qui dénote une absence du sens de l’intérêt public. Cette guerre des ego a contribué à jeter le discrédit sur les politiques."
Beaucoup de Tunisiens ont la nostalgie de Bourguiba, le seul grand homme que la Tunisie contemporaine ait produit : "C’était un autocrate, certes, dit-on, mais lui, au moins, n’a pas volé."
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