Maroc : pour l’écrivain Driss Ksikes, « il faut libérer la pensée, et cela exige une vigilance politique »
Elle a été qualifiée de vice dans un manuel d’éducation islamique. La philosophie déchaîne les passions dans le royaume. Enseignants, officiels, chercheurs universitaires… Tout le monde en parle. L’écrivain Driss Ksikes a son avis sur la question.
Signe d’un véritable recul ? Tempête dans un verre d’eau ? La controverse suscitée par l’atteinte à l’image de la philosophie dans un manuel d’éducation islamique fait réagir les officiels du royaume depuis son éclatement mi-décembre.
Après le ministre de l’Éducation nationale et le chef de gouvernement, Abdelilah Benkirane, c’est au tour de Abdeljalil Lahjomri, président de la Commission des programmes au sein du Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique (CSEFRS) – et directeur du Collège royal – de réfuter tout recul de l’État sur l’enseignement de la philosophie. « Le Maroc n’est plus dans la période des années 1970, où cette matière a été écartée », précisait-il, le samedi 21 janvier. Pour lui, la philosophie est actuellement une discipline essentielle et incontournable dans le paysage éducatif marocain.
L’écrivain marocain Driss Ksikes voit dans cette polémique une manifestation des contradictions qui traversent la société marocaine et estime que l’État a manqué de vigilance. Hasard du calendrier, Driss Ksikes vient de publier un roman sur le grand philosophe arabe Ibn Rochd, Au détroit d’Averroès (Fennec, 2017). Il retrace l’errance d’un enseignant de philosophie tentant désespérément de réhabiliter le legs d’un penseur éclairé, écrasé par des siècles d’obscurantisme.
Jeune Afrique : Les officiels marocains se succèdent à la tribune pour éteindre la polémique sur les manuels d’éducation islamique. Qu’en pensez-vous ?
Driss Ksikes : J’ai fait ma propre investigation sur le manuel où figure ce passage problématique sur la place de la philosophie. Il s’agit d’un livre destiné aux élèves de première année de Baccalauréat [6° année de lycée] où on pose la question de la foi et de la raison. Parmi les éléments d’argumentation donnés aux étudiants, on cite Ibn Salah Achahzouri, un sombre théologien du XIIe siècle, qui vilipende la philosophie, en fait une science hérétique et le fait de s’en approcher une source de malheur.
Je rappelle le contexte. Nous sommes dans un cours officiellement appelé « éducation islamique » – et non d’éducation « religieuse », ce changement d’intitulé ayant rencontré des résistances – et dans lequel les élèves sont amenés à réfléchir sur la place qu’ils pourraient concéder à la raison. Mais tous les ingrédients sont réunis dans ce cours pour les mener à un jugement tendancieux et à la condamnation de la philosophie.
Tout simplement parce que les concepteurs de ce cours en particulier ne leur ont pas offert une source contradictoire pour cliver leur pensée. J’aurai bien vu Achahzouri face à Ibn Rochd [Averroès] par exemple. Tous les deux, contemporains l’un de l’autre, partagent une maîtrise du Fiqh et de la charia, à cette nuance près que l’un condamne la philosophie et l’autre s’en fait le défenseur, au nom de la double vérité. Sans ce clivage des pensées, les élèves ne peuvent pas réfléchir d’une manière ouverte.
Toute cette polémique sur la place de la philosophie n’a fait que révéler un moment de tension
Les autorités marocaines récusent toute malveillance à l’égard de la philosophie et avancent que ce passage a été sorti de son contexte…
Je ne remets absolument pas en cause l’importance de la réforme des manuels scolaires. Mais je pense que les autorités sont victimes de la duplicité d’un système qui a besoin autant du référentiel religieux pour asseoir sa légitimité que d’une certaine modernité pour faire avancer la société. C’est la nature même du système marocain.
Toute cette polémique sur la place de la philosophie n’a fait que révéler un moment de tension dans lequel on n’arrive pas à trancher sur le degré d’affranchissement qu’on autorise à nos étudiants par rapport aux dogmes et à la doxa telle qu’elle été figée par les hommes.
Les autorités prônent pourtant un Islam modéré…
C’est une réalité incontestable dans le monde musulman. Il n’y a pas de contradictions entre islam et philosophie. Par contre, il y a un tri tendancieux dans les héritages musulmans qui peut aboutir à une diabolisation de la philosophie. Nous sommes piégés par la pensée unique de certains théologiens qui ont figé le dogme. Il faut libérer la pensée et cela exige une vigilance politique. J’ai l’impression que les autorités marocaines ne réfléchissent pas au delà du plafond fixé par Al Ghazali [1058-1111, personnage emblématique dans la culture musulmane, représentant un ascétisme prudent], selon lequel la raison de l’homme s’arrête aux limites posées par le texte et la révélation. Je ne doute pas de leur bonne volonté. Mais elles pratiquent leur projet de réforme dans une configuration de pouvoir très limitative et qui ne répond pas aux exigences de construction de la société de demain.
Mais il est du devoir de l’État régulateur de veiller à mettre en lumière toutes les zones d’ombre pour éviter les malentendus.
Que révèle cet épisode au juste ?
Il ne faut pas sur-interpréter cette polémique sur les manuels scolaires d’éducation islamique. Gardons à l’esprit qu’il peut y avoir des enjeux syndicaux, commerciaux ou, plus globalement, des enjeux d’influence. La seule chose importante à mes yeux est le degré de vigilance des concepteurs de manuels sur la question des référentiels. Certes, l’enseignant peut amener les jeunes à réfléchir. Mais il est du devoir de l’État régulateur de veiller à mettre en lumière toutes les zones d’ombre pour éviter les malentendus.
Personne ne peut affirmer avec certitude que les enseignants d’éducation islamique seront assez ouverts d’esprit pour nourrir un débat contradictoire sur ce passage reniant la philosophie, s’ils ne sont pas outillés dans ce sens. Ce qui est intéressant à observer, dans cet épisode, c’est que ce sont les enseignants de philosophie qui ont alerté l’État sur le danger que comporte ce genre de passages. Certes, ils ont un peu dramatisé la situation mais ils ont compensé un manque de vigilance certain de la part de l’État. Pour moi, c’est un signal positif. Il faut préserver cette renaissance fragile de la philosophie et aller de l’avant.
Pourquoi cette crispation entre l’État et les enseignants de philosophie ? On sent qu’elle est assez profonde…
A la fin des années 1970, il n’existait au Maroc que deux universités et donc deux départements de philosophie : à Fès et à Rabat. Toutes les universités qui ont ouvert à partir du début des années 1980 n’ont plus eu de section dédiée à la philosophie. En revanche, les départements d’études islamiques ont poussé comme des champignons.
Conséquence inévitable : une certaine pensée religieuse, dogmatique, a pris le dessus. Il faut comprendre que le système politique qui a combattu la philosophie, en l’assimilant à la formation d’esprits rebelles, est en train de récolter les fruits de ses propres dérives. Aujourd’hui, les diplômés de ces filières islamiques sont plus nombreux que ceux qui suivent un cursus de sciences sociales et humaines.
La renaissance de la philosophie est donc encore fragile…
Tout à fait. Elle n’a pu renaître de ses cendres qu’à la fin des années 90 et au début des années 2000, lorsque d’autres universités marocaines se sont vraiment mises à l’enseigner et à en explorer les disciplines. Je cite l’école de Marrakech, celle de la faculté Ben M’sick à Casablanca, ou encore le Centre marocain des sciences sociales, toujours à Casablanca, qui en ont récemment remis au goût du jour le rapport au réel et à la pensée critique. Mais démographiquement, les cohortes venant de la philosophe et des sciences sociales qui s’en revendiquent sont encore minoritaires par rapport à celles formées sur les corpus religieux et qui font la loi dans plusieurs secteurs de l’enseignement.
La société est plus en avance que ceux qui parlent en son nom.
Comment aller de l’avant dans une société marocaine de plus en plus conservatrice ?
La société n’est pas un tout indissociable. Il y a des modernités muettes dans les pratiques des gens, dans l’espace privé. Le problème se pose lorsque les Marocains passent dans la sphère publique, où ils font preuve de conformisme et de conservatisme. Je suis convaincu que la société est plus en avance que ceux qui parlent en son nom. C’est pour cela qu’il faut libérer l’école : pour qu’elle aide la société à s’affranchir et que l’espace du savoir ne soit plus un espace qui favorise la clôture dogmatique.
Cette libération de l’école ne constituerait-elle pas un danger pour un système qui privilégie les compromis au détriment de véritables ruptures ?
Encore une fois, il ne faut pas prendre le système comme un tout. Plusieurs forces coexistent en lui et il est tiraillé entre elles. Cette société a un potentiel qui peut lui donner une dynamique extraordinaire. Nous devons la porter de la manière la plus intelligente et la plus sereine possible.
Tous les penseurs Arabes qui ont essayé de mettre la pensée rationaliste au cœur de la société musulmane ont été systématiquement censurés, assassinés ou exilés.
Quel lien peut-on établir entre la controverse sur la place de la philosophie dans l’éducation et votre dernier roman, « Le détroit d’Averroès » qui vient de paraître ? On est touché par la lutte homérique de votre personnage, Adib, qui veut redonner ses lettres de noblesse à un grand philosophe arabe…
J’ai l’impression que l’actualité a rattrapé Adib à son insu ! C’est un personnage de fiction, un enseignant de philosophie qui a reçu un legs de son mentor, Hassan, lequel a été interdit d’enseigner la philosophie vingt ans plus tôt. Ce legs est un ensemble de connaissances sur un des grands philosophes arabes, Ibn Rochd. Adib a repris cet héritage et en a fait des chroniques à la radio ainsi que des cours pour ses élèves. Le lecteur le suit dans sa transmission et regarde comment les élèves réagissent. Un jour, l’un d’eux demande à Adib : « Êtes-vous sûr que Ibn Rochd était musulman ? »
Ce philosophe est tellement grand et tellement méconnu. Pendant huit siècles, celui qui a traduit la pensée grecque a grandement été reconnu en Occident sous le nom d’Averroès ou du Commentateur [d’Aristote] mais n’a été relayé chez lui que par des écrivains marginaux. Ce n’est qu’au XIX et au XXe siècle qu’il a été redécouvert dans le monde musulman.
Faites-vous allusion aux écrivains de la Nahda (Renaissance) ?
Oui, au XXme siècle, nous avons eu Mahmoud Taha, Sadeq Jalal El Azm, Mehdi Amel, Salama Moussa… Tous ces penseurs qui ont essayé de mettre la pensée rationaliste au cœur de la société musulmane ont été systématiquement censurés, assassinés ou exilés. Pourquoi ? Car l’héritage d’Ibn Rochd pose une question politique, celle de la place de la raison et de la pensée rationnelle dans la cité musulmane. Ce projet, bien qu’il soit en cours, n’a pas encore abouti. Dans mon roman, j’avais envie de raconter cela comme une histoire, parce qu’il s’agit effectivement d’une fable aux mille rebondissements.
Nous avons un déficit de démocratie culturelle et d’acceptation de la différence.
Comment comprendre que des systèmes politiques aient encouragé le dogmatisme religieux au détriment de la pensée rationnelle, alors qu’il s’est avéré être plus dévastateur ?
Nous avons un déficit de démocratie culturelle et d’acceptation de la différence. Le fait est qu’une société ouverte ne se construit que par des acteurs autonomes, sans dépendance envers un ordre établi. Le roman que j’ai publié est une sorte de bataille de Don Quichotte, une errance philosophique, la métaphore d’une perte symbolisée par le titre. « Le Détroit d’Averroès ».
Lorsque Averroès est mort à Marrakech, sa dépouille a été déterrée et transportée à Cordoue en Espagne via le détroit de Gibraltar. Ses manuscrits l’ont suivi. Et sa tombe a accueilli la dépouille de l’ascète soufi, Sidi Bel Abbès. Le soufi a pris la place du philosophe. C’est à nous de reconstituer le trace de cette perte. C’est à nous de nous ouvrir à la possibilité de penser par nous-mêmes.
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